Récit : L'étrange destin de la fille de Staline, « petite princesse du Kremlin » et dissidente soviétique

Svetlana Allilouïeva descend la passerelle d’un avion de la Swissair, à l’aéroport John-F.-Kennedy de New York. Elle a 41 ans et porte une élégante veste blanche croisée. « Bonjour à tous ! lance-t-elle aux journalistes qui l’attendent sur le tarmac. Je suis très heureuse d’être ici. » Nous sommes le 21 avril 1967. Et Svetlana Allilouïeva est la fille de Joseph Staline. Elle devient immédiatement le plus célèbre dissident soviétique de la guerre froide.

Seul enfant encore vivant de Staline, mort en mars 1953, elle est surnommée « la petite princesse du Kremlin ». Elle a quitté l’URSS pour la première fois quelques mois plus tôt et, à l’aéroport JFK, elle parle de la liberté et des chances qu’elle compte saisir en Amérique. Séductrice et amusante, elle parle couramment anglais. Le New York Times a publié une bonne douzaine d’articles sur son arrivée et le premier responsable de la CIA à l’avoir interrogée raconte : « Nos idées préconçues sur la fille de Staline ne correspondent pas du tout à la réalité : c’est une sorte de mère de famille d’âge moyen, sympathique, agréable et séduisante. » Svetlana écrira plus tard : « La première chose qui m’a marquée en Amérique, c’est les routes longues et magnifiques qui sillonnent Long Island. » Après une demi-vie de communisme, elle dit se sentir « capable de s’envoler, libre, comme un oiseau ». Quelques jours plus tard, elle donne une conférence de presse au Plaza. Un journaliste demande si elle prendra la nationalité américaine. « Avant le mariage, l’amour ! Si j’aime ce pays et s’il m’aime, alors nous nous marierons. »

Ambassadeur à Moscou au début des années 1950, George F. Kennan est l’un des spécialistes de l’Union soviétique les plus prisés aux États-Unis. Il a aidé Svetlana à passer à l’Ouest. À l’automne 1967, il l’aide à publier Vingt Lettres à un ami. Le livre, écrit quelques années plus tôt, raconte l’histoire de sa famille à travers des lettres qu’elle a échangées avec un physicien, Feodor Wolkenstein. Et suggère que faire partie de la famille de Staline était presque aussi terrible que d’être l’un de ses sujets. Deux ans plus tard, Svetlana raconte, dans En une année, les mois qui ont entouré sa décision de fuir l’Union soviétique. Dans The New Yorker, Edmund Wilson s’enthousiasme pour un récit qui a « l’audace et la passion du Docteur Jivago ». Les deux livres se vendent bien et rendent leur auteur riche. Le KGB la surnomme Kukushka, le coucou.

Récit : L'étrange destin de la fille de Staline, « petite princesse du Kremlin » et dissidente soviétique

Mais la fascination du public ne dure pas. Svetlana refuse les interviews et la presse cesse de s’intéresser à elle. Son passage à l’Ouest était une bonne histoire ; sa vie à l’Ouest n’en est pas une. Elle continue d’écrire mais n’attire plus les éditeurs américains. Son quotidien semble devenu solitaire et ennuyeux. En 1985, Time publie un article qui la décrit isolée, grosse, vindicative, autoritaire et violente. Le journaliste écrit : « Elle a fini par ressembler à son père. » Lorsque la guerre froide se termine, le public l’a perdue de vue et, au cours des vingt années suivantes, le New York Times ne lui consacre que quelques lignes, reprises du quotidien britannique Evening Standard – Svetlana est alors à Londres – pour annoncer qu’elle « vit dans l’obscurité dans un charity hostel », un appartement thérapeutique pour « les personnes souffrant des problèmes émotionnels graves ».

En 2006, pour préparer un livre sur Kennan et la guerre froide, j’écris à Svetlana Allilouïeva. Wikipédia m’apprend qu’elle vit dans le Wisconsin. Une recherche dans les archives administratives de l’État me confirme l’existence d’une personne de ce nom à Spring Green, un village de 1 600 habitants. Je doute que ma lettre lui parvienne ou qu’elle y réponde. Une semaine plus tard arrive pourtant une épaisse enveloppe et six pages soigneusement pliées et marquées « personnel et confidentiel ».