De 2016 à 2020, plus de 300 personnes ont été tuées au Québec et des milliers d’autres ont été gravement blessées tandis qu’elles se déplaçaient à pied. Des tragédies qui n’entraînent généralement aucune conséquence pour les conducteurs. « Tuer un piéton au Québec, c’est comme happer un animal, c’est un non-évènement », déplore Catherine Ricard, mère de Jules Boutin, 13 ans, heurté mortellement devant son école il y a deux ans. Elle demande la tenue d’une enquête publique auprès de la coroner en chef.
« Jules avait tout pour lui »
La sécurité des piétons, même des enfants dans les zones scolaires, n’est pas une priorité au Québec, dénoncent les parents de Jules Boutin, mort après avoir été heurté par un autobus scolaire.
Le dernier matin où elle a vu son fils, Catherine Ricard se souvient de l’avoir trouvé beau.
« Jules avait 13 ans. Il était aussi grand que moi. Il partait pour l’école, c’était un jeudi. On s’est embrassés. Puis il est revenu pour me demander une ceinture, que je lui ai donnée. Il est reparti. Et c’est tout. »
À la sortie des classes ce jour-là, le 12 septembre 2019, Pierre Boutin, père de Jules, était stationné à quelques rues de la polyvalente des Monts, à Sainte-Agathe-des-Monts, et attendait son fils avec qui il devait aller faire des emplettes pour planifier une fin de semaine de vélo de montagne.
Voyant que Jules n’arrivait pas, M. Boutin a cru qu’il avait sans doute oublié leur rendez-vous, et qu’il était rentré à la maison en autobus scolaire.
En route vers la maison, M. Boutin a reçu un appel de sa fille. « Elle me dit que des policiers sont dans l’entrée, et qu’ils attendent que j’arrive. »
Les policiers lui demandent de se rendre à l’hôpital Laurentien, à Sainte-Agathe. Sur place, on lui apprend qu’à la sortie des classes, Jules a été happé par la conductrice d’un autobus scolaire.
« Le médecin m’explique tout ce qu’ils ont essayé de faire, comment ils ont voulu sauver Jules. Ça dure 5 ou 10 minutes. Puis il se met à pleurer... Je lui demande : “Quoi, est-ce que mon fils est décédé ?” Il me dit : “Oui.” »
La violence de se faire arracher son enfant est impossible à mettre en mots, explique Catherine Ricard. « Cet après-midi là, j’ai vécu une stupeur. Et cette stupeur, elle est toujours en moi », dit-elle, assise sur le canapé de sa maison des Laurentides.
Des élèves mal protégés
À force de poser des questions, les parents de Jules ont pu refaire le fil des évènements qui ont précédé la fin de sa jeune vie.
Intersection inadéquate, peinture de la traverse de piétons effacée, conductrice en retard sur l’horaire, et qui a dit ne pas s’être arrêtée après avoir eu l’impression d’avoir heurté quelque chose à l’angle des rues Brissette et Légaré avec l’autobus à nez plat qu’elle faisait tourner à gauche en s’engageant dans l’intersection où Jules traversait.
« La liste est effarante », note Mme Ricard.
Deux collisions par jour surviennent en moyenne dans les zones scolaires au Québec. Depuis 2012, on y dénombre au moins 3 morts, et plus de 47 blessés graves, selon les données de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ).
Selon l’avocat Marc Bellemare, ancien ministre de la Justice, la sécurité des zones scolaires devrait faire l’objet d’une attention particulière au Québec. Par ailleurs, la question de la formation des chauffeurs d’autobus doit être réexaminée, dit-il.
Dans mon expérience, les entreprises de transport engagent à peu près n’importe qui. Des gens qui ne sont pas nécessairement formés pour ça... Comme ça touche de jeunes enfants, il faut avoir des mesures sécuritaires encore plus fortes. Ce serait pertinent que le coroner ouvre une enquête publique, car ça fait 30 ans qu’il n’y en a pas eu dans ce domaine-là.
Me Marc Bellemare
Au Québec, la vérification des habiletés de conduite des conducteurs de poids lourds, dont font partie des autobus scolaires, est laissée à la discrétion de l’employeur. Une mise à jour des habiletés de conduite des chauffeurs est nécessaire une fois tous les trois ans.
Aucune accusation pour une mort évitable
La première chose qui a surpris les parents de Jules a été le fait qu’un enquêteur de la Sûreté du Québec leur a dit, à l’hôpital, dans les minutes suivant l’annonce de la mort de leur fils, qu’aucune accusation ne serait portée contre la conductrice – alors que l’enquête ne faisait que commencer.
Les parents de Jules ont aussi découvert que les corps policiers considéraient les morts de piétons comme des évènements sans conséquence. « Quelques mois après le décès de Jules, un policier de la Sûreté du Québec m’a dit d’“aller au spa” », note Mme Ricard.
Les policiers n’ont d’ailleurs fait aucun test de toxicologie auprès de la conductrice, alors que Jules en a subi un à l’hôpital. « En France, un tel test est automatique lorsqu’il y a mort d’homme, dit Pierre Boutin. Au Québec, c’est laissé à la discrétion des policiers. »
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— Bily Bum Mon Aug 31 18:35:19 +0000 2020
Les parents ont aussi appris que la conductrice de l’autobus n’avait freiné que 100 m après la collision, malgré le fait qu’elle a dit avoir entendu un « boum » et vu « quelque chose de blanc dans le bas du pare-brise » quand elle faisait son virage devant l’école secondaire. Ils ont aussi appris qu’elle avait heurté le rétroviseur d’une ambulance avec son autobus ce matin-là, sans en informer les ambulanciers, et qu’elle a pu reprendre le volant d’un autobus scolaire la semaine suivant la mort de Jules.
Dans son rapport déposé le mois dernier, la coroner Julie A. Blondin note que la mort de l’adolescent était « évitable ». La conductrice de l’autobus avait peut-être été distraite par la présence d’un motocycliste qui était immobilisé à l’arrêt dans le sens contraire du sien, et qui lui a cédé le passage pour qu’elle puisse faire son virage à gauche, écrit-elle.
Dans une vidéo filmée sur les lieux de la collision par un élève tout de suite après l’impact, on entend une femme dire : « J’ai regardé le bicycle [motocyclette]. »
À cause de l’absence de preuves physiques sur les lieux de la tragédie, les policiers experts en reconstitution de collision n’ont pas été en mesure d’« établir le positionnement exact du lieu de la collision ni de déterminer avec certitude ce qui a pu se passer et encore moins de se prononcer sur la responsabilité du piéton ou de la conductrice », écrit la coroner.
Catherine Ricard a réalisé qu’aucun mécanisme n’oblige les conducteurs à être attentifs à leur environnement. C’est pour cette raison qu’elle demande la tenue d’une enquête publique sur les morts de piétons.
Comme automobiliste, je n’ai pas la responsabilité de regarder les piétons. Si je tourne à gauche, mais que je regarde à droite et que je tue quelqu’un, même en zone scolaire, il n’y a rien qui va se passer. Légalement, c’est comme si j’avais écrasé un chat.
Catherine Ricard, mère de Jules
« Attendez-vous qu’un jeune se fasse tuer ? »
Pendant des années, Jean-François Bienvenue, qui possédait un commerce d’infographie près de l’intersection où Jules a été happé, a fait des plaintes auprès de la Ville de Sainte-Agathe-des-Monts pour que des dos d’âne et des pancartes voyantes soient installés autour de la polyvalente. Le trafic était beaucoup trop « lourd et chaotique » pour une zone scolaire, selon lui. « C’était un coin tellement dangereux, dit-il. Je le constatais chaque jour. »
Une heure avant la collision, M. Bienvenue a même apostrophé un responsable des travaux publics qui était venu dans son commerce. « Attendez-vous qu’un jeune se fasse tuer ? Ça fait six ans que je vous en parle », lui a-t-il lancé. M. Bienvenue s’est vu dire à plusieurs reprises que des dos d’âne seraient mal reçus par les camionneurs, qui ont un garage municipal tout près.
À la suite des pressions de parents après la mort de Jules, la Ville de Sainte-Agathe a commandé un rapport sur la zone scolaire, qui a conclu que la sécurité des enfants est « compromise » à cet endroit où des centaines d’adolescents convergent à la sortie des classes.
La Ville note qu’un brigadier scolaire a été posté à l’intersection un an après la mort de Jules, que des panneaux clignotants ont été ajoutés et un meilleur marquage de la chaussée réalisé un an et demi après la collision.
À l’été 2022, la Ville compte refaire l’intersection, entre autres en réalisant sa surélévation, en construisant des saillies de trottoir, en réduisant la largeur de la rue et en ajoutant une piste cyclable.
« Nous demeurons à l’écoute de nos citoyens et citoyennes et encourageons une communication constructive et ouverte, note Laurie Michaud-Chea, responsable des communications de la municipalité. Nous sommes évidemment de tout cœur avec la famille de Jules et son entourage. »
Vies brisées
La mort de Jules a bouleversé tous les aspects de la vie de ses parents. Ils ont chacun pris un an d’arrêt de travail. Ils se sont séparés.
« J’ai l’impression que la personne qui a happé mon fils a appuyé sur le bouton “delete” de ma vie, dit Catherine Ricard. La personne qui a appuyé sur “delete”, la société dit qu’elle n’a pas fait exprès, qu’elle n’avait pas vu ce bouton-là, qu’elle ne me doit rien, même pas des excuses. »
Jules était un premier de classe, un surdoué, dit son père.
Il voulait devenir ingénieur, mais pas n’importe où : il voulait étudier au MIT à Boston. Le matin de la collision, on en parlait. On lui disait qu’avec ses notes, il pourrait peut-être avoir des bourses.
Pierre Boutin, père de Jules
C’est surtout « la grande gentillesse » de Jules qui survit dans les souvenirs de sa mère.
« Quand je pense à mon enfant, je pense à son discernement. Il avait tout pour lui. Ce qui me fâche dans tout ça, c’est que Jules a fait la bonne chose. Il a traversé la rue au bon endroit, et c’est ça qui l’a tué. »
Partie responsable de la distraction dans les accidents corporels impliquant au moins un piéton comme victime
Conducteurs : 68 %
Piétons : 15 %
Les deux parties : 17 %
Source : SAAQ
Comment prévenir de futures morts
Les humains se déplacent à pied depuis 200 000 ans, et ont commencé à se déplacer au volant de véhicules motorisés il y a un peu plus de 80 ans. Pourtant, les aménagements piétons sont souvent absents ou inadéquats sur la voie publique, ce qui expose les personnes qui se déplacent à pied à des dangers constants, explique Sandrine Cabana-Degani, directrice de Piétons Québec.
Q. Quelles leçons tirez-vous de la collision qui a emporté Jules Boutin ?
R. Ce qu’on constate avec le dossier de Jules, c’est que c’était une mort évitable. C’est d’ailleurs ce qu’a conclu la coroner. Mais plusieurs questions sont laissées en suspens, et on n’a pas eu l’occasion de les aborder. Comment ça se fait que des jeunes, des enfants, perdent la vie pour des erreurs de jugement ou d’inattention d’un conducteur ? Qu’est-ce qu’on devrait dire à nos enfants si même le fait de traverser au bon endroit fait en sorte qu’ils ne sont pas protégés adéquatement ?
On pense que par une enquête publique thématique, on pourrait aller plus loin et voir comment, collectivement, on peut prévenir de futures morts. Il n’y a jamais eu d’enquête publique portant sur les morts de piétons au Québec. Ça représenterait un tournant, où on se dit, comme société, que ces morts-là sont inacceptables et qu’on peut faire quelque chose pour mieux protéger nos citoyens, y compris les enfants qui se rendent tout simplement à l’école à pied.
Q. Le Code de la sécurité routière protège-t-il adéquatement les gens qui se déplacent à pied ?
R. Tel qu’il est écrit actuellement, le Code a le principe de prudence dans son introduction, mais ce principe n’est pas réellement enchâssé dans les articles du Code. Et il n’y a pas de sanctions précises en cas de non-respect de ce principe, ce qui ne le rend pas vraiment applicable par les services de police. C’est une des choses qu’on voudrait regarder avec une enquête publique.
Il y a aussi la question des aménagements des rues dans les zones scolaires qui doit être étudiée. On voit quantité de cas au Québec où les aménagements ne sont pas du tout adéquats pour assurer la sécurité des jeunes qui se rendent à l’école à pied. Est-ce que le gouvernement du Québec ou le ministère des Transports pourrait établir une norme nationale à laquelle toutes les municipalités devraient se conformer ? La tragédie est arrivée à Sainte-Agathe, mais elle aurait pu se produire et pourrait encore se produire n’importe où au Québec, parce qu’on laisse au bon vouloir d’acteurs locaux l’aménagement des zones scolaires, sans aucune norme minimale.
Q. Ce sont souvent des groupes de parents qui font pression pour améliorer les aménagements et apaiser la circulation motorisée autour des écoles. Selon votre expérience, est-ce que cela fonctionne ?
R. C’est sûr que ça peut aider que les parents se mobilisent. Pour nous, c’est problématique que ça prenne une mobilisation des parents pour faire un geste aussi simple que sécuriser les déplacements des enfants qui se rendent à l’école à pied. Ça devrait être la base de nos choix d’aménagements. La mort de Jules est une démonstration de l’échec de notre société à bien protéger nos citoyens les plus vulnérables. Il faut qu’il y ait une prise de conscience que ces morts et ces collisions graves sont évitables, et qu’on a un rôle et une responsabilité de les éviter.
Morts de piétons au Québec
2020 : 51
2019 : 71
2018 : 70
2017 : 75
2016 : 60
Source : SAAQ
Automne difficile pour les piétons
Le mois dernier, Émile Martineau, un adolescent de 16 ans qui marchait en bordure de la route 335 à Saint-Lin–Laurentides, est mort après avoir été happé par le conducteur d’un véhicule, qui a pris la fuite sans lui porter secours. Derick Pimparé, 21 ans, a été arrêté et accusé de délit de fuite mortel, notamment. Puis, le 24 octobre, un homme de 46 ans a été happé mortellement par le conducteur d’un autobus de la Société de transport de Montréal qui faisait un virage à gauche alors que la victime traversait à l’angle de la rue De Castelnau et de l’avenue De Chateaubriand. Une enquête est en cours pour déterminer la cause de la collision.
Le principe de prudence
Ajouté en 2018 dans le Code de la sécurité routière, le principe de prudence s’adresse à l’ensemble des usagers de la route. Il précise que « le conducteur d’un véhicule routier est tenu de faire preuve d’une prudence accrue à l’égard des usagers plus vulnérables, notamment les personnes à mobilité réduite, les piétons et les cyclistes. L’usager vulnérable est, pour sa part, tenu d’adopter des comportements favorisant sa sécurité ».
Source : Code de la sécurité routière du Québec