Nadège Vanhee-Cybulski, la touche sensualité de la maison Hermès

Six ans après sa nomination surprise à la tête des collections Hermès, la très pointue Nadège Vanhee-Cybulski a su insuffler un zeste de sensualité à la célèbre maison. À la veille de la fashion week, rencontre avec une créatrice qui déjoue les poncifs.

Par
Theodora Aspart

Elle ne poste pas de photos de son petit déjeuner, ne fait pas de « stories » de ses vacances, ne se montre pas en train de travailler. Elle ne donne pas cinquante interviews après chaque défilé. Elle ne vous bondit pas dans les bras en s'écriant « ma chérie ! ». Quand elle s'adresse à vous, elle pèse chacun de ses mots, chemine tranquillement le long de sa phrase, revient en arrière si besoin, reformule le tout sans se précipiter. Cette pondération discrète qui frappe de prime abord se prolonge dans un look sans tapage et un visage un peu hors du temps (si tant est que cela signifie quelque chose), qui a suscité plus d'un commentaire assommant : certains journalistes ont hardiment parlé de sa beauté préraphaélite, d'autres ont invoqué les portraits de Titien, simplement parce qu'elle a le teint pâle qui va avec ses cheveux blond vénitien. D'autres encore ont établi un parallèle avec la peinture flamande, comparaison un peu facile guidée par sa naissance (en 1978) près de Lille, en Flandre romane, d'un père originaire du Nord et (moins pertinent) d'une mère venue de Constantine, en Algérie. Nadège Vanhee-Cybulski fait de son mieux pour slalomer entre les poncifs lorsqu'elle parle et elle apprécierait assez qu'en retour on ne la réduise pas à un cliché – en l'occurrence, celui de la styliste rigoureuse, quasi austère, qui s'échine à faire de la mode un art plus cérébral que nécessaire.

© Presse

« Elle en a un peu marre d'être cataloguée comme la créatrice qui va à la Fiac », résume quelqu'un, chez Hermès. Alors non, son apparence de sérieux n'est sans doute pas un trompe-l'œil visant à cacher le boute-en-train déglingue qu'elle serait en réalité. Mais sa personnalité ne se résume pas non plus à ce qu'elle en dévoile publiquement. Elle sourit de la caricature, tout en revendiquant une part de légèreté, d'humour et de désinvolture que confirment ceux qui la connaissent bien, en privé. Lorsqu'elle a été nommée directrice artistique des collections femme d'Hermès, en 2014, le milieu de la mode a été quelque peu surpris par ce choix. Nadège qui ? Ceux qui l'avaient précédée (Martin Margiela, Jean Paul Gaultier et Christophe Lemaire, par ordre d'apparition) étaient déjà largement plus connus, à leur arrivée. Il fallait avoir fréquenté les couloirs de maisons pointues pour savoir de qui l'on parlait : après être sortie diplômée de l'Académie royale des beaux-arts d'Anvers et de l'Institut français de la mode, Nadège Vanhee-Cybulski avait successivement travaillé pour le maroquinier belge Delvaux, Maison Martin Margiela, Celine (auprès de Phoebe Philo), et enfin pour The Row, la marque radicalo-élitiste des sœurs Olsen, dont elle avait dirigé le studio, à New York, pendant trois ans. Que des griffes présentant une forme de cousinage avec Hermès, qu'elle tienne à leur expertise du cuir, à leur chic minimaliste ou à leur positionnement ultra-luxe. À la réflexion, son parcours redoutablement cohérent était le tremplin idéal pour atterrir chez Hermès – évidence renforcée par le fait qu'elle ait directement collaboré avec Martin Margiela, bien entendu.

« J'avais envie de casser les préjugés autour de la “femme Hermès“ »

La première fois qu'on a passé du temps avec elle, elle avait deux collections pour Hermès à son actif, et c'est dans son bureau, au sein des ateliers de la maison, à Pantin, qu'on avait parlé style. Cinq ans plus tard, nous voici en train d'évaluer l'impact d'un virus de chauve-souris sur la mode, reliées par un réseau Internet aléatoire. Vêtue d'un pull orange, la créatrice nous répond de chez elle, interrompue dix secondes par un autre occupant des lieux (probablement sa fille ou son mari, un galeriste d'origine britannique), comme cela est déjà arrivé à tout bon télétravailleur au cours de ces derniers mois. « Quand je suis arrivée chez Hermès, mon principal objectif, c'était de donner toute sa légitimité au prêt-à-porter, raconte-t-elle. Il y avait une certaine audace à travailler la notion de saison dans une maison qui s'inscrit dans une forme d'intemporalité. » Il est vrai que le temps Hermès est un temps long. Rappelons la date de création des sacs qui font toujours l'objet d'interminables listes d'attente : 1984 pour le « Birkin », 1969 pour le « Constance », 1935 pour le « Kelly ». « Cette relation au temps ne signifie pas qu'on est enfermés et momifiés, comme si tout était suspendu. La maison est vivante, agile ; elle peut répondre aux nouveaux désirs et embrasser les fulgurances qui font la mode, tout en prônant la durabilité », poursuit-elle. Le fait est que la division « Vêtements et Accessoires » (incluant aussi la mode homme pilotée par Véronique Nichanian et les accessoires signés Pierre Hardy), autrement dit le segment des créations saisonnières, représente tout de même un peu plus de 20 % du chiffre de la maison (en seconde position derrière la maroquinerie, qui tourne aux alentours de 50 %). Fin 2019, juste avant le Covid, elle affichait même une croissance étourdissante de 17 %.

Nadège Vanhee-Cybulski, la touche sensualité de la maison Hermès

« Par ailleurs, dit-elle, j'avais envie de casser les préjugés autour de la “femme Hermès“, imaginée comme une créature distante, un peu inaccessible. Pour moi, cela passait par la sensualité. La sensualité d'une coupe, d'une allure, d'une manche retroussée, d'une fente taillée dans une robe… Et la sensualité des matières. Le rapport au toucher est très particulier chez Hermès, il y a de la sensorialité dans tous les objets en cuir, en bois, en émail… Je voulais qu'on retrouve cette dimension dans les vêtements. » Ainsi, le premier défilé a commencé avec les manteaux cuirassés et les pantalons d'équitation stylisés qu'on attendait, mais sont aussi apparues des robes soyeuses, mouvantes : une injection maîtrisée de volupté dans une maison protestante qui, en cent quatre-vingts ans d'existence, n'est jamais tombée une seule fois dans la vulgarité. « La sensualité, l'érotisme… Ça peut faire peur. C'est intéressant d'aborder cette question à travers le prisme d'Hermès. Et avec un regard féminin. »

© Daniele Oberrauch/Imaxtree

Chez Nadège Vanhee-Cybulski, les lignes sont souples et les matières caressent le corps. La silhouette n'en est pas moins claire, directe, dénuée de tout ornement gratuit. La créatrice parle de « tenues décomplexifiées » et d'une mode « sans simulacre » qui fait dialoguer la fonction et la beauté. Son équipe doit être un peu lasse, présume-t-elle, de l'entendre parler de son obsession de créer des « néoclassiques ». Comprendre des pièces pouvant glisser vers le futur sans paraître datées.

Lorsqu'on lui demande si elle s'inscrit dans une filiation avec des couturiers de générations précédentes, elle répond humblement : « Je ne me considère comme l'héritière de personne, ce serait terriblement arrogant de ma part. Par contre, je peux vous parler de mes souvenirs des années 1980-1990 : l'arrivée fracassante des créateurs japonais, de Jil Sander, d'Helmut Lang, de Margiela… J'ai été totalement embarquée par ces gens-là. J'aimais leur approche minimaliste du vêtement, mais ça allait bien au-delà. Il y avait une dimension culturelle dans leur proposition, quelque chose d'alternatif, d'utopique, d'ultra-contemporain, sans la moindre mélancolie. C'était vraiment la mode d'une époque. » Et celle des années 2020, à quoi la reconnaît-on ? [ Soupir.] « Au masque, non ?, lâche-t-elle. Ce n'est pas une mince affaire que de faire de la mode au XXIe siècle. Surtout en ce moment. Mais une crise, c'est l'occasion de progresser. Cette période de rupture me donne envie d'élargir mes horizons, de célébrer les métissages culturels… D'aller plus loin dans ma réflexion sur l'upcycling, la réparabilité, la durabilité – des notions qui ont toujours été présentes chez Hermès, et que nous devons sans cesse faire progresser, dans une démarche vertueuse. De repenser ma façon de travailler, en m'interrogeant sur des automatismes potentiellement obsolètes. Au risque de paraître un peu masochiste, je trouve l'époque stimulante, puisque tout est remis en cause : notre manière de vivre, de manger, d'interagir, de nous vêtir, et même de respirer… Il faut qu'on le prenne comme un atout pour avancer. »

© Katja Rahlwes

Début mars, quelques semaines après notre conversation, elle présentera sa collection automne-hiver 2021/2022 lors d'une fashion week dont personne ne sait encore dans quelles conditions elle aura lieu. À l'entendre, un défilé serait presque un rendez-vous amoureux. « On met du temps à découvrir quelqu'un, dans une nouvelle relation. C'est la même chose en mode : il faut laisser aux gens le temps de recevoir ce que vous proposez, d'en cerner les contours. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que ma mode est bien comprise. Mais c'est un cheminement au long cours, il y aura toujours d'autres personnes à conquérir, d'autres rivages à accoster. » Six ans après son arrivée, Nadège Vanhee-Cybulski s'emploie à ne pas se répéter, évitant pour cela de s'enfermer dans une vision figée, façonnée par les poncifs (on y revient), de ce que doit être une « femme Hermès ». Il faut simplement que celle-ci affiche « un style pérenne et une certaine force », juge-t-elle. Ce qui nous ramène à notre propos initial. « Je ne veux pas me comparer à qui que ce soit, mais est-ce que “sérieux“ n'est pas un qualificatif que l'on a aussi appliqué à Jil Sander, Phoebe Philo, voire Madeleine Vionnet ? » Et de s'interroger sur le fait que, aujourd'hui encore, la caricature de l'austérité serait une manière de cataloguer des femmes dont la mode exprimerait une forme de puissance assumée…

À partir du 5 mars, au 17 rue de Sèvres, Paris-6e, on peut désormais (re)découvrir le magasin Hermès, rénové et agrandi.