Muscu des rues

Il a avalé rapidement un grand bol de café et des céréales, a revêtu son pantalon de sport et son inusable tee-shirt rouge avant de glisser un bonnet et une paire de gants dans son sac. Puis Philippe est sorti dans le petit matin glacial de décembre retrouver son "team". Direction le parc de Romainville (Seine-Saint-Denis) et ses collines arborées. Nabil, Irath, Alexis, Sébastien et Axel sont là, survêtement de marque sur le dos et baskets aux pieds. A la vue d'un banc, Nabil s'arrête une demi-seconde, le temps de chercher la meilleure prise pour effectuer une planche humaine à bout de bras. La crinière retenue par un serre-tête, Sébastien saute à son tour. Durant cinq secondes, les deux garçons se font face, à l'horizontale. "Ils sont chauds bouillants aujourd'hui", lâche Philippe. Nabil est déjà reparti quelques mètres plus loin pour s'agripper à un poteau et faire un drapeau humain. Ses jambes flottent dans le vide, comme retenues par un fil. Un joggeur, interloqué, s'arrête pour observer la scène. A 34 ans, Philippe, le plus âgé du groupe, joue les grands frères attentifs : "Faut s'échauffer avant. C'est comme ça que l'on se fait mal et vous allez cramer toute votre énergie." Les autres font mine de ne pas avoir entendu et saisissent une barrière qui protège un parterre de fleurs pour faire une nouvelle planche.

Originaire de La Courneuve, de Romainville ou du 19e arrondissement de Paris, le petit groupe pratique le street workout, littéralement "musculation de rue". Un sport qui se diffuse à grande vitesse dans les cités françaises et qui consiste à se muscler en utilisant le mobilier urbain : bancs, grillages, échafaudages, poteaux électriques, toboggans... Tout fait l'affaire. Après le parc de Romainville, les six compères filent dans les entrailles du métro parisien, sur la ligne 5. Philippe a sorti les gants de son sac et s'est lancé sur le quai, Porte-de-Pantin, dans une démonstration de pompes freestyle : à chaque fois qu'il pousse sur ses bras, il tourne sur lui-même et claque dans ses mains. Les autres l'encouragent. Quelques voyageurs ont dégainé leur téléphone portable pour immortaliser la scène. Une responsable de la RATP finit par faire son apparition : "C'est très bien ce que vous faites mais attention à ne pas tomber sur les rails..."

ESSAIMÉ DANS LES CITÉS

Créé il y a une dizaine d'années aux Etats-Unis et en Europe du Nord, le street workout a pris son essor en France à l'intérieur des prisons. A Fleury-Mérogis par exemple, faute d'équipements suffisants, beaucoup de détenus descendent aux promenades avec des serviettes de bain. Pliées en rectangle sur le sol, elles servent à protéger les mains des graviers de la cour ou sont glissées dans les mailles des grillages pour effectuer des tractions sans s'abîmer les paumes. Certains prisonniers tiennent même des "cahiers de sèche", dans lesquels ils inscrivent scrupuleusement les exercices effectués dans la journée. Des prisons, le street workout a essaimé dans les cités. "Il y a eu une influence du monde carcéral, confirme Como, qui pratique dans un autre groupe, celui de Grigny (Essonne). Dans les quartiers, tout le monde connaît des gens revenus plus musclés après quelques mois en prison. Ils s'étaient uniquement entraînés avec le peu de moyens qu'ils avaient." Le faible coût de cette discipline est une autre clé du succès rencontré dans les cités. "Si le street workout se développe autant, c'est aussi une histoire de pouvoir d'achat. Quand tu es dehors à faire de la muscu, ça ne te coûte rien, à l'inverse d'une salle", juge Alexandre Flatard, qui s'entraîne à Paris.

Autre avantage avancé par Blancos, un camarade de Como : "On peut en faire n'importe quand et n'importe où, il n'y a pas d'horaire à respecter contrairement à un gymnase."Les membres de l'équipe de Grigny veulent également promouvoir le street workout pour lutter contre la culture MacDo-kebab, très présente dans les cités. Les quartiers en difficulté comptent davantage de personnes en surpoids que le reste de la population, selon le rapport 2010 de l'Observatoire des zones urbaines sensibles. "On ne boit pas, on ne fume pas, on ne mange pas n'importe quoi, détaille Blancos. On montre aux jeunes qu'il faut avoir une bonne alimentation et une bonne hygiène de vie s'ils veulent pouvoir s'entraîner longtemps." Como, lui, se souvient de "ce type qui a commencé à venir s'entraîner et qui faisait près de 120 kg. Il n'arrivait même pas à faire une traction, on devait le soutenir pour l'aider. A force d'entraînement, il a perdu plus de 15 kg. Dès que les gars voient les premiers effets de l'entraînement, ils font encore plus attention."

Sur le quai de Valmy, dans le 10e arrondissement de Paris, un autre petit groupe s'est constitué. Max arrive en courant, une bouteille d'eau à la main. Avec Alexandre, Youssef, Sékou et le chanteur MC Jean Gab'1, il s'entraîne une ou deux fois par semaine sur les bords du canal Saint-Martin. Crâne rasé et physique d'athlète, ce pompier professionnel à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) mène la séance. Alors qu'il mouline des bras pour échauffer ses articulations, il détaille aux autres l'entraînement du jour : "On commence par faire cinq muscle-up [une traction qui finit au-dessus de la barre, bras tendus]. Puis des séries de dix pompes en alternance. Ensuite, on fera les séries de tractions, de dips [bras tendus au-dessus de la barre] et encore des muscle-up." Durant deux heures, les cinq garçons enchaînent les exercices. Les bons jours, ils font jusqu'à 1 000 pompes et 800 tractions.

MC Jean Gab'1 traque les coups de mou : "Te fous pas de moi, Sékou, il te manque cinq tractions ! On me la fait pas. Remonte sur la barre !" La petite équipe poursuit avec des drapeaux, des 360 où l'on fait un tour sur soi-même entre deux tractions, et des équilibres à la verticale... Alexandre sort son téléphone pour filmer et prendre quelques clichés de l'entraînement. Il les postera le soir même sur Internet.Car dans le petit univers de la musculation de rue, YouTube et Facebook sont devenus des rouages essentiels. C'est une vidéo, vue plus de 8 millions de fois, qui a fait le succès de la discipline : celle d'Hannibal for King, un New-Yorkais à la musculature de videur de boîte de nuit, qui enchaîne avec une déconcertante facilité muscle-up, drapeaux et autres exercices de force. Sur sa page Facebook, Hit, autre Américain superstar, a profité de son passage à Paris pour se prendre en photo en train d'exécuter un drapeau humain en haut de la tour Eiffel sous le regard médusé des touristes. L'équipe de Romainville, elle, s'est fait une spécialité des planches et des équilibres dans les rames du métro parisien.

MÊME TRAJECTOIRE QUE LE HIP-HOP

Car à Romainville comme ailleurs, la plupart des amateurs de street workout se sont constitués en "team". Quatre ou cinq personnes, portant un nom qui les identifie auprès des autres : BarTigerzz pour Romainville, Pull and Push pour Grigny, Punishment Team pour l'équipe du quai de Valmy... Toute l'année, ces équipes de quartier se jaugent par vidéos interposées. Et c'est désormais à Grigny, lors de la compétition The King of Pull and Push, organisée depuis deux ans en septembre, qu'elles s'affrontent. Sans animosité aucune. Lors de la dernière édition, en septembre 2012, MC Jean Gab'1 a remporté, à 45 ans et à la surprise de tous, le titre du plus grand nombre de tractions dans la catégorie des moins de 80 kg. S'il est difficile de savoir avec exactitude le nombre de pratiquants de ce sport de rue, la compétition de Grigny a donné une idée de l'engouement en France : une centaine de participants, 500 spectateurs et la star américaine Hit en membre du jury...

En plein essor, le street workout semble aujourd'hui suivre la même trajectoire que le hip-hop. Et pourrait obtenir la reconnaissance et les moyens financiers nécessaires pour bénéficier de réels espaces d'entraînement. A l'heure actuelle, il n'existe que quatre ou cinq sites spécifiques dans toute la région parisienne, équipés de barres parallèles, échelles de singe et autres barres pour faire des tractions. Mais Alexandre Flatard vient de créer l'Association parisienne de sport d'extérieur pour demander à la Ville de Paris de nouveaux terrains en extérieur. Les Pull and Push de Grigny, eux, cherchent une autre manière de peser. Ils font déjà de l'initiation auprès des lycéens et imaginent des interventions en prison. L'été prochain, pour populariser la discipline, ils envisagent même une tournée des plages.

Arthur Frayer

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