Petit éloge de David Bowie: le dandy absolu

David Bowie, que l'on aurait cru éternel tant ce Dorian Gray de la pop music, sinon de la culture pop tout entière, semblait ne pas vieillir, dépasser les âges, transcender les modes et réinventer les styles, est donc mort à l'âge de 69 ans, emporté par un cancer du foie après dix-huit mois d'un courageux mais vain combat, le dimanche 10 janvier 2016.

Mais si cette immense rock star, créateur de génie et mythe de son vivant, semblait immortelle, défiant jusqu'aux cruelles mais impérieuses lois de la finitude humaine, c'est qu'il incarnait à merveille, plus que tout autre artiste, la quintessence du dandysme : un mode d'être plus qu'être à la mode. Bowie, dandy absolu !

Oscar Wilde spécifiait déjà, à propos de son héros romanesque, dans Le Portrait de Dorian Graychef d’œuvre, paru en 1890, de la littérature fin de siècle :

« La mode, qui confère à ce qui est en réalité une fantaisie une valeur provisoirement universelle, et le dandysme qui, à sa façon, tente d’affirmer la modernité absolue de la beauté, le fascinaient. Sa façon de s'habiller et les styles particuliers qu'il affectait de temps à autre influaient fortement sur les jeunes élégants (…) ; ils copiaient tout ce qu'il faisait, et tentaient de reproduire le charme fortuit de ses gracieuses coquetteries de toilette, même si pour lui elles n’étaient qu’à demi sérieuses. (…). Il désirait pourtant, au plus profond de son cœur, être plus qu'un simple arbiter elegantiarum qu'on consulterait sur la manière de porter un bijou, de nouer une cravate ou de manier une canne. Il cherchait à inventer un nouveau système de vie qui reposât sur une philosophie raisonnée et des principes bien organisés, et qui trouvât dans la spiritualisation des sens son plus haut accomplissement. ».

Comment, en effet, ne pas voir en ce Dorian Gray, ne fût-ce que par l'énorme influence qu'il exerça sur des générations entières, y compris dans la mode vestimentaire, l'emblématique préfiguration de David Bowie, qui, toujours précurseur, toujours novateur et même en constante rupture, bouscula les convenances tout autant qu'il renversa les codes, déstabilisa les habitudes comme il ébranla les certitudes, brisa les tabous tout autant qu'il désintégra les préjugés, ringardisa les stéréotypes comme il pulvérisa les interdits ? Désinhibé, Bowie, ce casseur d'évidences pour, à travers l'illusion de l'image, mieux construire le rêve ! Mais, surtout, attitude nécessaire et passage obligé, tout cela, vers la tolérance des idées, principe que l'on souhaiterait universel, sinon une certaine forme d'humanisme, trop rare de nos jours.

La nouveauté, toujours la nouveauté, et donc, comme son indispensable corrélat, le renouvellement, de l'art tout autant que de soi : telle fut la quête, l'accessible étoile, de l'astre Bowie !

Petit éloge de David Bowie: le dandy absolu

Intuition prodigieuse, donc, de Wilde, qui anticipe, avec près d’un siècle d’avance, ce que Roland Barthes, maître du structuralisme en matière de sémiologie, soutiendra, en 1967, dans Système de la mode, où il analyse la manière dont ses contemporains tentent de conférer à leur apparence externe, via une sorte de « poétique du vêtement », une relation de sens par rapport à autrui.

Philippe Sollers, dans un texte intitulé Métaphysique du dandysme, relève tout aussi justement, y ajoutant, par-delà sa valence quelque peu contradictoire, une indéniable once de profondeur :

« De l’insolence, de l’impertinence, de la désinvolture, tout est là. Pas de sérieux engoncé, pas d’hystérie, rien à voir avec la sinistre parade des « people », ce trucage publicitaire des magazines. Le dandysme, mâle ou femelle, n’est pas une fonction de la mode, mais plutôt sa négation, son énigmatique trou noir. ».

Frédéric Beigbeder, non moins avisé, note, en un article ayant pour titre Urgence du dandysme :

« Le dandysme est une philosophie, une exigence, un orgueil à réhabiliter en cette période d’apocalypse molle. Le dandysme n’est pas une question d’habillement mais de liberté, de vie secrète, de richesse intérieure. ».

C’est là, toutes proportions gardées, ce que John Galliano, qui fut longtemps le styliste attitré de Christian Dior, déclara dans un entretien intitulé Le rêve dandy :

« En dehors de la frivolité et des redingotes (…), un dandy est davantage qu’un suiveur de mode ou qu’un final de défilé. »..

Une manière de dire, pour cet imprévisible histrion, que le dandy, loin de suivre la mode, la précède. Bien plus : il la crée ! Des stylistes aussi mondialement réputés que Thierry Mugler, Tom Ford, Vivienne Westwood, Kansai Yamamoto ou Steve McQueen (c'est d'une de ses excentriques redingotes, dessinée aux couleurs du drapeau anglais, l'Union Jack, que Bowie se drapa, en 1997, sur la pochette de l'album Earthling), ne s'y trompèrent d'ailleurs pas : ils puisèrent parfois leur inspiration dans les inventions vestimentaires des différents personnages de Bowie, tel Dries Van Noten, qui, dans le défilé de sa collection présentée en 2011, lui rendit explicitement hommage, ou Jean-Paul Gaultier, qui, en 2013, coiffa ses mannequins de perruques évoquant la figure de Ziggy Stardust, que Bowie inventa un demi-siècle auparavant.

Quant à la conclusion de Galliano, qui fait ici appel aux lumières de Baudelaire tout autant qu’au lustre de Byron (qui, pérorait-il en bon cabotin qu'il savait être également, comptait les dandys de son temps sur les doigts d’un seul gant), elle est sans équivoque : il fait du dandy un être intemporel, même s’il s’avère bel et bien actuel, plus encore qu’en dehors des modes. De fait, souligne-t-il à bon escient :

« Baudelaire a dit que les dandys faisaient profession d’élégance, et que leur seule fonction était d’entretenir en eux-mêmes l’idée de la beauté. Le dandy se doit d’être sublime en permanence ; il doit vivre et mourir devant un miroir. J’aime cette idée et je pense que le dandy et son art de vivre sont indémodables. Le dandy n’appartient pas au passé. La prose de Byron ou de Baudelaire peut être aussi significative que le falbala de Boy George ou de David Bowie et transmettre autant de vibrations aujourd’hui. ».

LE DANDYSME, UN MODE D'ÊTRE PLUS QU'ÊTRE A LA MODE

C’est dire si le dandy ainsi perçu s’avère loin d’être une « fashion victim ». Au contraire : de la mode, il en est bien plutôt, fût-ce avec distance et quelquefois ironie, toujours flanqué de son inséparable esprit critique, le véritable ordonnateur à défaut d’en être - scepticisme religieux oblige - le grand prêtre ! C’est là, aussi, ce que s’en allait soutenant déjà, plusieurs décennies auparavant, Coco Chanel, l’une des plus insignes femmes dandy du vingtième siècle, amie des plus grands artistes et écrivains de son temps : « La mode passe, le style reste. Chanel, c’est d’abord un style. La mode se démode, le style jamais. », se plaisait elle à dire d’elle-même. Le dandy : une vedette qui, n’étant pas nécessairement à la mode, ne peut, forcément, jamais être démodée !

Ainsi le vêtement, pour tout dandy qui se respecte, et donc pour Bowie lui-même, est-il beaucoup plus qu’une parure. C’est également un artifice destiné à lui cacher la réalité mortelle de la condition humaine. Aussi suggestif qu’édifiant, de ce point de vue-là, ce que Cioran, tenant du nihilisme schopenhauerien, dit, dans le chapitre intitulé philosophie vestimentaire, en son Précis de décomposition :

« L’habit s’interpose entre nous et le néant. Regardez votre corps dans un miroir : vous comprendrez que vous êtes mortels ; (…). C’est parce que nous sommes vêtus que nous nous flattons d’immortalité : comment peut-on mourir quand on porte une cravate ? Le cadavre qui s’accoutre se méconnaît, et, imaginant l’éternité, s’en approprie l’illusion. La chair couvre le squelette, l’habit couvre la chair : subterfuges de la nature et de l’homme. Duperies instinctives et conventionnelles : un monsieur ne saurait être pétri de boue ni de poussière… Dignité, honorabilité, décence, - autant de fuites devant l’irrémédiable. ».

Autre possible ingrédient de l'esthétique vestimentaire : plus qu’un simple quoique bel habit, c’est un efficace système de protection destiné à le préserver du monde, sinon à l’en isoler, que Baudelaire fit de ses fringantes mises. De fait, s’interroge-t-il, du fin fond de sa solitude, dans La Fanfarlo, l'une de ses meilleures nouvelles :

« Quel est l’homme qui ne voudrait, même au prix de la moitié de ses jours, voir son rêve, son vrai rêve poser sans voile devant lui, et le fantôme adoré de son imagination faire tomber un à un tous les vêtements destinés à protéger contre les yeux du vulgaire ? ».

Ainsi, s'il est vrai que la mode passe, et trépasse même, le style, quant à lui, demeure, forgé aux limites de l'intemporel plus encore que de l'actuel : raison pour laquelle le dandy Bowie est, indépendamment même de son talent, transgénérationnel. Davantage : une icône des temps modernes ; la synthèse, de Londres, où il est né le 8 janvier 1947, à New York, où il s'est éteint, de toutes les tendances de la « pop culture », d'Andy Warhol à Damien Hirst, en passant par son ami Jean-Michel Basquiat.

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur de Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu (Éditions François Bourin).

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