Comment la relance des cycles Mercier dans les Ardennes a viré au cauchemar

Dans les années 1960 et 1970, Revin comptait plus d'emplois que d'habitants. On venait de loin pour travailler dans l'une des 27 fonderies ou chez Arthur Martin, Faure puis ­Electrolux, toutes installées dans cette petite ville des Ardennes située à une poignée de kilomètres de la frontière belge. C'était le temps béni où ouvrières et ouvriers pouvaient négocier leur salaire. Puis la mondialisation, ici comme ailleurs, a fait son office.

Délocalisations, réductions d'emplois, licenciements, fermetures d'usines qu'aucune start-up n'est venue remplacer… Le taux de chômage a bondi (il est aujourd'hui de 27%, contre 8% en France et 9,5% dans l'ensemble du département). En cinquante ans, la population de Revin est passée de 12.500 habitants à 6.000 aujourd'hui. "Plus personne ne veut venir ici, se désole Marie Gippon, chargée d'insertion. On ferme tout…" Même le Leader Price a récemment mis la clé sous la porte.

Durant l'hiver 2021, deux bonnes âmes se penchent sur le triste sort de la vallée de la Meuse. La première? Jean-Marc Seghezzi. Un homme d'affaires français, président de la société Starship Investments (installée au Luxembourg) et propriétaire de la marque Mercier depuis 2000. Les fameux cycles de Raymond Poulidor, Antonin Magne, Louison Bobet, Cyrille Guimard, Joop Zoetemelk… Fondée à Saint-Étienne, la marque a connu son heure de gloire avant, comme Revin, de décliner.

Le 1er février, Jean-Marc Seghezzi annonce qu'il relance Mercier à Revin

L'entreprise a finalement fermé ses portes en 1985. Le 1er février dernier, les Ardennes sont en fête : Jean-Marc Seghezzi annonce qu'il relance la marque, en France, à Revin. Les cycles, pas les tenues et équipements, toujours détenus par la famille Mercier, qui précise qu'elle n'a rien à voir avec lui. "Deux cent soixante-dix emplois en vue", titre L'Ardennais, le journal local. Le lieu d'implantation de l'usine est déjà choisi : la friche Porcher, où l'on fabriquait des baignoires, de la robinetterie et de la céramique. Plus de 60.000 mètres carrés. "Cette installation est une merveilleuse nouvelle, se réjouit Daniel Durbecq, le maire (divers droite) de la ville. Non, l'industrie n'est pas morte dans les Ardennes, et l'installation des cycles Mercier le prouve!"

Lire aussi - INFO JDD. Le plan de Bercy pour sauver Scopelec, la première Scop de France

Une PME occupe le site? Son dirigeant est contraint de déménager. Les frais, comme la rénovation de son nouveau siège, sont pris en charge par les collectivités locales. Montant : 1,15 million d'euros. Rien n'est trop beau pour Mercier et ses 270 emplois qui, tout le monde en est convaincu, vont en générer des centaines d'autres : des sous-traitants, des PME, des commerces, des restaurants qui vont rouvrir, des écoles qui ne fermeront pas. "On a l'assurance que si les effectifs remontent, comme cela pourrait être le cas à Revin, les classes rouvriront", assurait en mars dernier Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires.

Lire aussi - Distribution : le nombre de magasins de discount et de déstockage explose depuis dix ans

Elle est la seconde bonne fée d'un conte qui ne va pas tarder à virer au cauchemar. Le 15 mars, en compagnie de Seghezzi, elle visite le site, où la production aurait dû débuter ces jours-ci. Elle pose devant une enfilade de vélos et d'affiches à la gloire de la marque, lançant : "Les cycles Mercier sont l'exemple même de la réindustrialisation tournée vers l'avenir qui nous occupe!"

Elle annonce une première enveloppe d'aide à l'implantation, 800.000 euros issus du plan de relance pour le département décidé par le gouvernement. "Un premier chèque somme toute modeste qui en appelle d'autres, dont le montant pourrait cette fois-ci s'élever à six zéros, écrit la presse locale. L'investissement global est quant à lui estimé à 11,6 millions d'euros." Le préfet, Jean-Sébastien Lamontagne, précise que "7 millions d'euros ont été sollicités". Jean-Marc Seghezzi doit, lui, débourser 2,4 millions d'euros de sa poche.

Un fiasco sans explication

Il est là, sur la photo, aux côtés de la ministre, des présidents de la Région et du département, du préfet, des députés et des maires des environs. Un miracle, vous dit-on. Un mirage, plutôt. Quatre mois et demi plus tard, le 31 juillet, le préfet, la voix tremblante de rage, est chargé par le ministère de l'Économie et des Finances d'annoncer aux élus la terrible nouvelle : l'usine Mercier ne verra pas le jour.

Le ciel tombe sur la tête de Revin et sa région. "On y a tous cru, tout le monde en parlait, se souvient Freddy Collet, qui préside l'Arel, une association d'entraide installée dans la vieille ville. Ça aurait créé enfin une dynamique, les gens seraient ressortis de chez eux, ça aurait fait du bien à la jeunesse, aux commerces, ça aurait été comme une bulle de bonheur. Et puis la bulle a explosé et les gens non seulement ne comprennent pas mais sont dégoûtés. La déception est à la hauteur de l'espoir suscité."

Comment la relance des cycles Mercier dans les Ardennes a viré au cauchemar

Installé dans le bureau du maire dans lequel trône un portrait de Raymond Poulidor, casquette Mercier vissée sur le crâne, le premier adjoint, Jean Guion, soupire : "C'est un drame. Le site devait s'appeler Poulidor, la famille était d'accord. On avait candidaté pour faire passer le Tour de France en 2023. La ville allait revivre. Et voilà… Pardonnez-moi de le dire comme ça : on s'est fait baiser."

Le maire, les députés, Jean Rottner, président (LR) de la puissante Région Grand-Est, attrapent leur téléphone et exigent des explications. Le préfet, encore lui, est chargé d'en fournir une première : "Les services de l'État ont relevé des faits suffisamment graves pour considérer en responsabilité qu'il n'est pas possible d'engager de l'argent public."

Lesquels? Près de six mois après l'annonce du fiasco, personne n'a obtenu de réponse. "Tous ces gens-là, dans les ministères, ils s'en foutent pas mal de nous, accuse Jean Guion. Personne ne nous répond. Ils disent : 'Il paraît que…' Si on nous expliquait le pourquoi du comment, on se ferait une raison. Mais là, c'est comme un deuil impossible."

Pierre Cordier, député (apparenté LR) de la deuxième circonscription des Ardennes, bout de colère : "Ça fait des semaines que je réclame un rendez-vous à la ministre de l'Industrie, Mme Pannier-Runacher. C'est du foutage de gueule ! Je n'en ai rien à foutre de leurs explications bidon ; moi, je veux qu'on nous dise la réalité. Dans les Ardennes, on connaît bien les patrons voyous qui rachètent des ­carnets de commandes et qui se barrent avec l'argent public. Mais là? Comment savoir? Si l'État a quelque chose à reprocher à M. Seghezzi, qu'on nous le démontre!"

Son homologue Jean-Luc Warsmann (LR) a accusé Agnès Pannier-Runacher (candidate aux élections régionales 2021 dans les Hauts-de-France) d'avoir torpillé le dossier Mercier à Revin pour mieux l'implanter à Béthune (Pas-de-Calais), ce que la ministre de l'Industrie a immédiatement démenti.

L'ombre des Panama Papers

"Croyez bien que nous n'avons pas pris cette décision à la légère, répondent différents conseillers techniques membres de son cabinet, interrogés par le JDD. Plusieurs enquêtes à l'étranger et en France, diligentées par les douanes et le parquet national financier, visent M. Seghezzi. Nous parlons de faits très graves qui ne pouvaient pas nous permettre de l'associer à ce projet." Lesquels? Mystère.

Si ce n'est cette instruction, ouverte depuis 2016, connue de tous les acteurs du dossier : une enquête préliminaire pour fraude fiscale. Selon le ministère de l'Économie et des Finances, Seghezzi est soupçonné d'avoir contourné des droits de douane antidumping concernant des vélos venant de Chine en faisant croire qu'ils provenaient du Sri Lanka, ce qu'il dément.

Sollicité par le JDD, lui aussi assure réclamer un rendez-vous à Bercy pour obtenir des explications. "Personne ne me répond jamais. C'est une histoire de dingues!" Selon le ministère, "les produits de ces fraudes auraient été blanchis par des réseaux de sociétés offshore appartenant au porteur de projet".

Mais alors, pourquoi avoir organisé sous l'égide du préfet, donc de l'État, des réunions avec lui dès l'automne 2020? Pourquoi cette visite sur place, le 15 mars dernier, de Jacqueline Gourault? Le maire de Revin, Daniel Durbecq, s'en étranglait le 24 septembre devant une caméra de France 3 : "C'était comme si elle posait la première pierre. Elle a dit qu'elle souhaitait être la première à acheter un vélo qui sortirait de ces chaînes. Ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette affaire, c'est que ce monsieur Seghezzi, c'est l'État qui nous l'a présenté en nous disant qu'il allait nous aider."

Le cabinet d'Agnès Pannier-­Runacher renvoie la faute sur Jacqueline Gourault

Son nom apparaît pourtant à plusieurs reprises dans l'Offshore Leaks ­Database, la base de données établie par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) dans le cadre des Panama Papers, le plus grand scandale d'évasion fiscale de l'Histoire. Seghezzi est cité comme "bénéficiaire" avec la China Fine Sports Limited (clôturée en avril 2015) et comme "actionnaire" (de juillet 2011 à novembre 2012) d'Ocean Free Technology Limited.

Deux entreprises citées dans l'affaire, enregistrées dans le paradis fiscal des îles Vierges britanniques et dont l'"agent", selon la banque de données, est Mossack Fonseca, le cabinet offshore au cœur des Panama Papers. Depuis octobre 2020, ses deux fondateurs, les avocats ­Jürgen Mossack et Ramón ­Fonseca, établis au Panama, sont visés par un mandat d'arrêt international lancé par la ­justice ­allemande.

Jean-Marc Seghezzi assure "ne rien savoir sur ce cabinet et n'avoir jamais eu le moindre lien avec lui". Est-ce là le cœur du fiasco de Revin? La crainte qu'un scandale n'éclate? Tout porte à le croire. Le cabinet d'Agnès Pannier-­Runacher se contente de renvoyer la faute sur Jacqueline Gourault, dont la venue sur place a officialisé, dans l'esprit de tous, l'implantation de Mercier : "On ne peut que regretter cette visite et cette annonce tout à fait malheureuses, sachant que les investigations déjà lancées à ce moment-là étaient conclusives."

La ministre de la Cohésion des territoires aurait décidé, presque sur un coup de tête, de s'inviter à Revin, laissant médusés les services de Bercy qui, eux, savaient que des enquêtes visaient Seghezzi. "Mais alors, réplique l'entourage de Jacqueline Gourault, pourquoi ne nous l'ont-ils jamais dit? Personne n'a fait remonter la moindre information sur ce monsieur. Et croyez-vous vraiment que la ministre a pu annoncer d'elle-même, sans avoir reçu le feu vert de Bercy, de Matignon, l'octroi de 800.000 euros puisés dans le pacte pour les Ardennes décidé par le gouvernement?"

Et de rappeler que le projet déposé par Jean-Marc Seghezzi avait bien reçu un premier aval de Bpifrance, la banque publique d'investissement, avec exonérations fiscales consenties par… le ministère de l'Économie et des Finances.

"Tout ça, c'est un gros plantage gouvernemental, résume un acteur du dossier très au fait des tractations engagées. Tout le monde voulait y croire, mais d'une part il s'est vite avéré que le projet n'était peut-être pas viable, et d'autre part, à Bercy, ils ont eu peur de faire face à une société-écran. Les gens sont embauchés, la production démarre, mais au bout d'un an ou deux ça ne marche pas. Le gars dépose le bilan, empoche les millions d'euros de subvention et part avec au Luxembourg… L'État a préféré dire stop avant la catastrophe. Mais en réalité, rien n'aurait dû être fait en amont avant que l'on soit sûr du profil du repreneur."

Déceptions en cascade

Pendant ce temps, Revin et les Ardennes se désespèrent. Il y a pile trois ans, le président de la République en personne annonçait à Charleville-Mézières, la préfecture du département, l'implantation de l'usine Cevital, censée fabriquer des filtres et des stations pour purifier l'eau. Encore un mirage : un millier d'emplois promis par le PDG du groupe algérien, le milliardaire Issad Rebrab… incarcéré peu après dans son pays avant d'être remis en liberté.

L'usine n'ouvrira jamais ses portes. "J'ai tout connu ici, prévient Jacky Sarrazin, bientôt 80 ans, ancien maire adjoint, secrétaire de la section du Parti ­communiste. Quand j'ai lu '270 emplois' dans le journal, j'ai quand même dit aux copains :'Attendons de voir.' Mais après, comme tout le monde, j'y ai cru. Et finalement, on a vu le résultat. Les gens sont écœurés, ils veulent voter Zemmour. C'est désespérant, ils ne croient plus en rien."

Au printemps, Pôle emploi a lancé sa campagne de prérecrutement pour Mercier. On a fait passer des tests psychologiques à des postulants. On a cherché des cadres, des agents de montage, d'assemblage, des soudeurs, des peintres, des électriciens… Sylvie Debuissche, dont la mère a travaillé pendant quarante ans sur le site de la friche Porcher à fabriquer notamment des porte-savons, se porte candidate aux ressources humaines. "On n'était pas inquiets, on nous avait dit que le recrutement commencerait pendant l'été. Mais je n'ai jamais eu la moindre nouvelle."

À Bercy, on assure avoir "­définitivement tourné la page Mercier à Revin"

Licencié il y a trois ans, Nino Paderi, 57 ans, envoie lui aussi son CV. De tous ses anciens collègues d'Electrolux, seuls deux ont retrouvé un CDI. Lui travaille en intérim. Comme tout le monde, Nino Paderi avait vu le 15 mars dans le journal local et sur France 3 la ministre, le maire, tous les élus se féliciter dans les allées de l'usine en compagnie de Jean-Marc Seghezzi. "C'était un vrai levier d'espoir. Mais l'histoire se répète encore, tous ces gens viennent, les ministres font de belles promesses et après il n'y a rien du tout."

Aujourd'hui, Seghezzi dit ne pas avoir renoncé à son projet. Ici ou plus vraisemblablement au Portugal, où il assure avoir établi des contacts avec les autorités. Pour ce qui est du fiasco de Revin, l'industriel croit à une cabale contre lui orchestrée par un concurrent ou par le gouvernement, qui se serait rendu compte que les sommes à investir allaient considérablement augmenter. "C'est sûr, ça sent un truc comme ça."

À Bercy, on assure avoir "­définitivement tourné la page Mercier à Revin" tout en œuvrant pour que d'autres industriels s'installent dans la friche. "Les sommes allouées à Mercier ont été sanctuarisées, expliquait-on cette semaine. Nous ne voulons surtout pas donner de faux espoirs, mais nous avons noué des contacts assez avancés autour de projets industriels."

Nous n'en saurons pas plus, tout comme sur les fameuses enquêtes qui viseraient Jean-Marc Seghezzi. "Quand elles seront terminées, nous pourrons révéler pourquoi nous n'avons pas souhaité nous engager avec lui." De nouvelles réunions doivent se tenir dans les mois à venir.

Jean Rottner, le président de la Région Grand-Est, a posé des conditions : "J'ai dit aux ministres et à Matignon : 'Maintenant on travaille sérieusement, ni dans la communication ni dans la confusion, mais dans le silence pour ce territoire qui possède une industrie résiliente et un vrai potentiel économique.' Je ne vous cache pas que j'ai eu des explications assez viriles avec Mme Pannier-Runacher. Deux ministres ont été impliquées dans le dossier. On vient, on fait de belles promesses, et puis plus rien? Cette affaire me désole." Lui aussi dit n'avoir aucune idée des charges réelles qui pèsent sur Seghezzi.

À l'automne dernier, une petite délégation d'habitants a été reçue à Paris, au ministère de la Cohésion des territoires. "Ils nous ont dit avoir été catastrophés", rapporte l'un d'entre eux. Les Ardennais ont soumis des idées : développer le fret ferroviaire, car ici la voie ferrée entre directement dans les usines ; trouver un autre industriel spécialisé dans le vélo, un secteur porteur. "On nous a dit : 'Vous savez, le dossier est complexe mais vous êtes en haut de la pile'", se souvient Jacky Sarrazin. Faut-il le préciser? Ici, plus personne n'y croit.