EXCLUSIF. Comment l'ancien roi d'Espagne Juan Carlos vit son exil : les extraits du livre de Laurence Debray

Le 3 août 2020 à l'aube, alors que l'Espagne est plombée par la chaleur, Juan Carlos décide de larguer les amarres, de filer par la petite porte de derrière du palais de la Zarzuela, pour renouer avec l'exil de son enfance. Il s'est déjà débarrassé de sa Couronne six ans auparavant. Il se débarrasse cette fois-ci de son royaume. C'est un homme de quatre-vingt-deux ans, diminué par vingt opérations dont une à cœur ouvert, qui décide de s'effacer. Un roi a-t‑il le droit de déserter son pays comme un quelconque soldat fuyant le combat?

Sous la pression médiatique, gouvernementale, familiale, il n'a pas eu le choix. Trop de scandales, de comptes en banque offshore aux montants astronomiques, de maîtresses. Il n'a pas piqué dans les caisses de l'État ; il a bénéficié de cadeaux et de largesses provenant du roi d'Arabie saoudite et de connaissances fortunées. Au nom de l'amitié? Ou en échange de services? Le mystère demeure entier.

Juan Carlos a décidé de tourner le dos à l'Occident

Il est en tout cas devenu un "père de la nation" réprouvé, une figure encombrante pour son fils Felipe VI, un grand-père peu fréquentable. Condamné par les médias et les réseaux sociaux avant même de passer devant les tribunaux. D'ailleurs, pour l'instant, il n'est pas poursuivi par la justice. Mais il doit expier ses fautes, faire pénitence, disparaître. Une sortie de scène pathétique pour celui qui a démocratisé le pays après quarante ans de dictature, l'a sauvé d'un coup d'État, lui a assuré la plus longue période de croissance de son histoire. Il a fait son temps : l'homme qui a brillé au XXe siècle n'a pas su comprendre et s'adapter au XXIe, et tire sa révérence. Il ne s'est pas conformé au politiquement correct actuel, ni à ses valeurs, ni à ses postures.

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Il est désormais inatteignable aux Émirats arabes unis, là où le secret règne, où les paparazzis et les journalistes n'arrivent pas, où le Moyen Âge côtoie la modernité, et où il est accueilli comme un monarque de son rang. Comment ne pas voir dans le choix de cette destination une rebuffade à la bienséance, un ultime affront à l'opinion ­publique? Juan Carlos a décidé de tourner le dos à l'Occident et à son éthique. Par dépit sûrement. Par quête de confort matériel aussi. Et, surtout, pour se soustraire à la pression médiatique. Échapper à la diffusion de son image de souverain vieillissant, souffrant, immoral. Une image que le sable du désert peut désormais ensevelir. […]

En partant, Juan Carlos sort brutalement de ma vie. Depuis plusieurs décennies, j'étudie, scrute, commente son destin. Une page se tourne aujourd'hui. Il est temps de questionner cette relation si durable et structurante que j'entretiens avec lui, cet attachement aussi platonique que fidèle. Qu'est-ce qui peut bien réunir une "fille de révolutionnaires" et un roi?

Je suis née dans un bain intellectuel et politique – à l'époque les deux étaient liés – français et hispanique. J'ai grandi à l'ombre de penseurs et de dirigeants, de personnages inspirés et inspirants. Je connais du pouvoir les euphories et les désillusions. J'en ai été trop proche pour en être impressionnée. Les têtes couronnées, avec leurs châteaux hantés, leur protocole pompeux et leurs tiares scintillantes, ne me fascinent guère. Les robes longues et les cérémonies officielles ont émerveillé mes yeux de petite fille, mais j'ai fini par en déceler l'ennui et la vanité.

Avec lui, c'est différent. Il n'y a aucun glamour associé à Juan Carlos : pas de châteaux majestueux, pas de cérémonies fabuleuses. En ce sens, il va à l'encontre du stéréotype du roi, il incarne l'antimonarque, celui qui n'est pas écrasé par le poids de la Couronne, ni corseté par ses traditions ou ses obligations. Il avait l'immense avantage d'être beau, jeune, sportif, charismatique, et de régner sur un pays qui m'a conquise pour y avoir vécu une période bénie, une adolescence insouciante, à la fin des années 80, début 90.

EXCLUSIF. Comment l'ancien roi d'Espagne Juan Carlos vit son exil : les extraits du livre de Laurence Debray

Il me redonna confiance en la politique. Il était le héros d'une histoire qui se terminait bien : il avait assuré contre toute attente le passage d'une dictature à une démocratie, d'une monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle, pacifiquement et rapidement. Un chef-d'œuvre politique inattendu. J'étais trop habituée aux coups d'État latino-américains et aux déceptions politiques françaises pour ne pas lui en être reconnaissante. Il symbolisait alors la liberté, la vitalité, la modernité. Il était le visage d'une nouvelle Espagne effervescente et joyeuse. Le pouvoir ne menait donc pas toujours aux larmes et à l'amertume.

Derrière ce succès historique, des parts d'ombre m'ont intriguée, des faiblesses, des fêlures, qui entraîneront sa perte. Il a boycotté son aura, comme s'il avait été trop ébloui par son personnage. Comme s'il ne pouvait pas échapper à la fatalité du destin de ses aïeux morts exilés. Finalement, le réel n'est jamais lisse et les contes de fées n'existent pas, même chez les rois. Les saints ne relèvent que de la religion. Dommage. On préférerait s'accrocher à des héros mais on n'a que des hommes à disposition.

Un exil surprise après la rupture avec son fils, le roi en exercice

La veille du premier confinement, le 15 mars 2020, le parricide jusqu'alors symbolique devient officiel. La Zarzuela émet un communiqué dans lequel Felipe renonce, pour lui et ses filles, à l'héritage paternel. Les comptes en Suisse de Juan Carlos ont été révélés et, face à l'indignation générale, le roi coupe net les liens financiers avec son père en lui retirant aussi son allocation publique annuelle. Il devient le seul fonctionnaire espagnol à être privé de retraite après plus de quarante ans de loyaux services. Affaibli par son opération à cœur ouvert en août 2019, Juan Carlos s'était déjà retiré de la vie publique.

La relation institutionnelle et pécuniaire est rompue entre le roi en exercice et le roi à la retraite. Felipe est dorénavant "le fils de personne". Il ne restait plus qu'à cesser leur cohabitation physique pour parachever la scission. C'est alors qu'on montra à notre héros la porte de sortie de la Zarzuela, sa résidence depuis cinquante-sept ans. Plus de pension, plus de toit. Il sera désormais un souverain SDF. La Couronne abandonne un des siens. Résista-t‑il à emprunter la voie de la pénitence? Reconnaissait-il ses péchés aux yeux d'un fils déçu? Il y aura désormais un océan d'eau, de larmes, de déception entre la Zarzuela et lui.

On pourrait croire Felipe ingrat. À l'image de la majorité des Espagnols à l'égard de Juan Carlos. Est-il un fils indigne afin d'être un monarque digne? Est-ce l'effet inéluctable du pouvoir sur l'homme, qui assèche les cœurs? Ou la fonction sacrificielle des rois acculés à toutes les abnégations pour la Couronne? Juan Carlos est un roi déchu mais il est avant tout un père répudié. Peut-être que son plus grand échec réside finalement là, dans ce reniement. Héros politique côté face ; antihéros patriarcal côté pile.

Son expatriation, à l'aube du 3 août, fut une ­stupéfaction. Pour moi et pour l'Espagne. Juan Carlos avait décidément l'art de nous prendre tous au dépourvu. Cela tomba la veille de mon départ en vacances, un changement d'air après un long confinement parisien, que j'attendais tant. J'ai d'abord pensé qu'il avait lui aussi besoin de changer d'air, qu'il devait être las de ces critiques permanentes dans la presse, blessé du manque de reconnaissance d'un royaume pour lequel il avait tant œuvré, meurtri par la distance établie par le nouveau couple royal, blasé des intrigues du palais. Les palais regorgent de conjurations et de machinations depuis que la monarchie existe. Comme il ne fait rien comme les autres monarques, comme il s'est forgé un destin plein de péripéties, je l'ai mis sur le compte d'un énième coup de théâtre, une sortie de scène grandiose.

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Pour le gouvernement, ce fut une aubaine. Il exploita politiquement les erreurs de Juan Carlos, une distraction qui tombait à point pour éviter de répondre de sa gestion de la pandémie ou des comptes de campagne douteux. Une occasion aussi d'ériger des "ennemis du peuple" et de semer le doute sur le bon fonctionnement de la monarchie constitutionnelle. Après avoir juré sur la Constitution et devant le roi pour devenir ministres. Les Espagnols s'engouffrèrent aussi avec ardeur dans la polémique royale.

Juan Carlos n'a pas commis de crime pénal, de meurtre, de vol, de viol. Il a accepté un cadeau difficile à refuser de la part du feu roi d'Arabie saoudite, planqué de l'argent, voyagé en jet privé grâce aux largesses de son cousin, utilisé une carte bleue mise à sa disposition par un ami entrepreneur pour régler les dépenses de sa famille, allant du cheval de sa petite-fille aux séjours à Londres de sa femme. Il a agi en jouisseur, se considérant intouchable, au-dessus des lois. Les sommes en jeu ont heurté un pays en difficulté qui, après avoir valorisé la flambe, s'est douloureusement installé dans la parcimonie. Le train de vie de Juan Carlos ne relève pas des deniers du contribuable mais ne se montre pas à l'unisson avec ce que traverse l'Espagne. Péché de désinvolture.

Un appel téléphonique en plein confinement

Je me demande s'il n'est pas un homme d'affaires contrarié, ou même raté. L'adrénaline de l'action politique relayée par l'adrénaline du business. Chercha-t‑il à compenser les humiliations de son enfance, lorsqu'il dépendait de certains aristocrates qui ont assuré son train de vie? Cette anecdote qu'il m'a racontée autrefois me revient : "Pour nous, l'argent a toujours été un sujet de préoccupation. J'avais cinq ou six ans quand j'ai fait la première mauvaise affaire de ma vie. C'était à Lausanne. Un Espagnol était venu voir mon père et m'avait offert un stylo à plume en or. Devant l'hôtel Royal où nous étions descendus, il y avait une boutique de bonbons et de chocolats. Comme je n'avais jamais un centime en poche, j'ai eu la lumineuse idée d'aller voir le portier de l'hôtel pour lui vendre mon stylo. Il m'a donné cinq francs et je me suis précipité dans la boutique pour acheter des bonbons. Lorsque mon père l'a appris, il est allé voir le portier, lui a donné dix francs et a récupéré la plume. Il m'a dit d'un ton très sévère : 'Tu m'as fait perdre cinq francs.'"

Depuis, répare-t‑il? Tout ça pour ça? Il est difficile d'être formidable et irréprochable sur la durée quand on a tout prouvé avant ses quarante ans. […]

En fin d'un de ces jours tristes et pluvieux de la mi-novembre sous confinement, mon portable sonne. Je ne reconnais pas le numéro mais par curiosité je décroche :"Laurence?– Oui.– C'est Juan Carlos.– …– Le roi!– C'est une blague?– Je voulais te remercier pour ton article. Comment vas-tu? Comment vont tes enfants?– On vit confinés à Paris, rien de très amusant.– Là où je suis, il n'y a pas de virus.– Vous en avez de la chance… Ça, c'est un vrai privilège de roi!"

De nombreuses conversations spontanées, décousues suivirent. Je me souviens de quelques bribes :"Vous ne vous sentez pas seul?– J'ai des bons amis ici.– Allez-vous revenir bientôt?– Je ne sais pas du tout. Certains sont très contents que je sois parti!– Mais quelle idée de partir, franchement… Je me demande bien qui vous a conseillé de le faire!– Je faisais face à beaucoup de pressions.– J'imagine que le gouvernement a insisté ­auprès de votre fils, mais il n'aurait pas dû céder. On présente ce geste comme une preuve de solidité de la monarchie, mais je le vois comme une preuve de faiblesse. Quand on est chef d'État, il faut savoir résister au courant. Vous le savez bien. Vous n'auriez jamais désigné Adolfo Suárez chef du gouvernement pour faire la Transition, vous n'auriez pas non plus légalisé le Parti communiste, si vous aviez écouté l'opinion publique. Peut-être même que sans vous à ses côtés, sans votre héritage politique et symbolique, Felipe est plus faible face aux Républicains."

La critique est facile quand on ne se trouve pas aux commandes, confronté à l'implacabilité de la décision.

"Pourquoi êtes-vous allé à Abou Dhabi? Vous auriez pu juste quitter la Zarzuela et vous installer par exemple en Galice, là où vous avez vos amis navigateurs et votre bateau.– J'aurais été poursuivi partout par les journalistes. D'ici, je ne gêne pas la Couronne."

Je comprends qu'il ne veut pas devenir une Lady Di en version papi et qu'il se fait oublier pour laisser son fils régner en paix.

Juan Carlos suit la messe à la Zarzuela à distance par Internet

Arriver aux Émirats arabes unis, après un an de confinement, revient à atterrir sur une autre planète. Un Far West du désert, fait d'autoroutes à cinq voies à moitié vides, de centres commerciaux, d'immeubles poussant comme des champignons. Qui nous renvoie à la face sa vitalité et son modernisme alors que nous avons arrêté de progresser.

J'ai retrouvé mon roi expatrié. Libéré de son image et de son royaume. Goûte-t‑il à une seconde jeunesse? Ou se morfond-il loin des siens? Plus aucune information officielle ne filtre sur Juan Carlos. Les rumeurs et les contre-vérités dans la presse compensent le silence imposé par la Maison royale. Comme s'il pouvait avoir des effets réparateurs. L'oubli comme gage de respectabilité retrouvée. […]

Juan Carlos ne cache pas son affliction. Il ne se dérobe pas. Son éloignement ne l'empêche pas d'être informé de tout, partout. L'Espagne reste évidemment au cœur de ses préoccupations. L'avenir de la monarchie, le premier de ses soucis. Il joue cartes sur table : il parle ouvertement de la situation délicate dans laquelle il se trouve. Et avec une certaine pudeur, des amis qui lui ont tourné le dos. Même ceux qui lui doivent richesse et célébrité. L'amertume ne transperce jamais ses propos. Il ne se plaint de rien, il constate, résigné.

L'infante Pilar avait décidément raison. On ne se lamente jamais dans cette famille. Est-ce la messe à la Zarzuela, qu'il suit à distance par Internet, qui lui apporte cette sérénité? Je m'amuse de le voir aussi à l'aise avec sa tablette, ­WhatsApp, Zoom… Un roi de quatre-vingt-trois ans décidément à la page. Sa capacité d'adaptation à toutes les situations, depuis l'enfance, est saisissante. À tous les revers de fortune, aussi. Il fait face avec dignité ; il a la force des survivants.

"Qu'est-ce qui vous manque le plus de ­l'Espagne ?– La nourriture!"

Il m'avoue comme un secret qu'un complice lui envoie du jamón serrano. Voilà, sa petite gâterie coupable qui comble à peine sa nostalgie du pays, de ses amis, des compétitions nautiques, des bons repas, de sa maison. […]

La véritable solitude c'est donc ça, quand on ne peut plus compter sur la bienveillance de son pays. Un roi sans royaume, un roi déraciné, est la personnification du tragique. Même si certains ont pu garder des titres ronflants et des joyaux. Ils ont perdu leur ancrage historique, leur raison d'être. Ils incarnent le rejet. Mais Juan Carlos ne s'avoue pas vaincu. Il reste indomptable malgré tout.