Michel Francard s’est penché, dans sa chronique, sur l’accord de proximité. Vu de plus près, vous êtes contre ? Tout contre ?
L’accord de proximité est une notion peu familière pour nombre de francophones. Il est appliqué lorsqu’on écrit : des hommes et des femmes compétentes, plutôt que des hommes et des femmes compétents. Il s’agit donc d’un accord qui privilégie la relation d’un adjectif avec le nom le plus proche, et non le choix d’un masculin dit « générique ».
Cette règle est ancienne, mais elle vient d’être mise en lumière à la faveur des débats sur l’écriture inclusive. Cette dernière y recourt pour faire pièce au primat grammatical du genre masculin sur le féminin. Ce choix, qui n’est pas anodin, s’ajouterait à d’autres évolutions en cours dans la pratique du français. Y a-t-il lieu de proposer une grammaire de proximité pour les francophones d’aujourd’hui ?
Postscriptum 1
Les débats sur l’écriture inclusive, sujet récemment abordé dans cette chronique, ont mis sous le feu des projecteurs – et des critiques – l’accord de proximité. Cette règle grammaticale est peu connue du grand public : elle apparaît rarement sous cette dénomination dans les grammaires usuelles. Son domaine d’application et les enjeux qui lui sont liés méritent donc d’être précisés.
L’accord de proximité s’applique aux adjectifs épithètes qui qualifient plusieurs noms de genre différent. Va-t-on écrire : les hommes et les femmes pressés ou les hommes et les femmes pressées ? L’école a enseigné à la plupart d’entre nous que la forme masculine pressés s’impose, d’après la règle qui fait primer le genre masculin sur le féminin. Mais il en est qui choisissent la forme féminine pressées, au nom de l’accord de proximité : celui-ci donne la priorité au genre du nom le plus proche de l’adjectif, soit ici le féminin de femmes. Le même principe justifierait l’énoncé les femmes et les hommes pressés, l’épithète prenant alors le genre du nom le plus proche, hommes.
On soulignera que l’accord de proximité se fonde exclusivement sur la position du nom et de l’adjectif dans l’énoncé. Il est à distinguer d’une autre relation : celle qui associe un adjectif au seul nom qu’il qualifie du point de vue du sens. Dans l’énoncé les faits et les préférences subjectives, l’épithète subjectives ne doit pas son genre à la proximité spatiale du nom préférences, mais au rapport sémantique qu’elle entretient avec celui-ci : subjectives ne peut qualifier faits (à moins qu’il ne s’agisse de faits alternatifs, mais cela est une autre histoire).
Dans les exemples qui précèdent, seules les épithètes sont prises en compte. Mais l’accord de proximité peut également s’appliquer avec un adjectif attribut ou avec un participe passé. Si l’énoncé les atouts et les faiblesses sont inégalement répartis présente la forme répartis au masculin, « genre indifférencié », l’accord de proximité imposerait dans ce cas les atouts et les faiblesses sont inégalement réparties. La même règle aboutirait à l’énoncé les faiblesses et les atouts sont inégalement répartis en raison de la proximité spatiale de répartis avec le masculin atouts.
Postscriptum 2
L’écriture inclusive a surtout mis en évidence le rôle de l’accord de proximité dans l’attribution du genre des adjectifs. Mais cette règle peut également intervenir dans le choix du nombre. L’école enseigne le plus souvent que le pluriel s’impose pour un adjectif lorsque ce dernier qualifie plusieurs noms, même si chacun de ceux-ci est au singulier. Le titre du recueil d’Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, illustre ce principe. Avec un attribut, la même règle donne : un gendre et un beau-père que j’ai trouvés charmants.
L’application de l’accord de proximité, quant à elle, donne des énoncés comme ceux relevés par le Bon usage (16e édition, 2016, § 443 a 1), où le singulier se justifie par l’accord avec le nom le plus proche : « l’inquiétude et la souffrance universelle » (Lamennais), « d’une correction et d’une gravité admirable » (Taine), « une pensée et une conduite personnelle » (Mauriac). On trouve également – quoique plus rarement – des exemples avec des verbes et des attributs : « leur sommeil et leur réveil en fut tout parfumé » (France).
Ici encore, on remarquera qu’il s’agit bien d’une proximité spatiale, non d’un rapport sémantique. Et que le choix des auteurs cités est délibéré. Il n’est donc pas le fruit d’une distraction comme celle qui nous fait accorder un verbe ou un adjectif avec l’élément le plus proche plutôt qu’avec son référent grammatical. Comme dans cette intervention sur le site du Monde, relevée par les correcteurs du journal : « La “jungle” de Calais, le plus grand bidonville de France, qui abritent des milliers de personnes cherchant à rejoindre l’Angleterre […] ». La proximité du complément direct milliers de personnes l’a emporté sur l’accord obligatoire du verbe avec son sujet jungle.
N’est-ce pas aussi la proximité spatiale qui explique l’accord du verbe dans cette phrase extraite d’un rapport de stage : « La plupart d’entre nous n’avions jamais travaillé ensemble auparavant » ? Généralement, les grammairiens recommandent d’accorder le verbe avec la plupart : « La plupart d’entre nous n’avaient jamais travaillé ensemble auparavant ». Mais il ne manque pas d’exemples écrits (Bon usage, 16e édition, 2016, § 934 c) où le nous commande l’accord, ce qui invite à quelque tolérance pour ce tour.
Postscriptum 3
L’accord de proximité, déjà connu en latin, était courant en français aux 17e et 18e siècles. Un académicien comme Vaugelas, appuyé par ses pairs du Quai Conti, le recommandait, à l’inverse de Malherbe. Son argument était que l’oreille a de la peine à s’accommoder d’un adjectif masculin lorsque le nom le plus proche est de genre féminin. On notera toutefois que cette latitude était plus volontiers admise dans le cas des épithètes que dans celui des attributs. La raison est que la contiguïté de l’attribut et du nom qui détermine son genre est rompue par une forme verbale.
Cette réticence s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. La construction les hommes et les femmes déprimées ne suscite guère d’opposition tranchée, dans les grammaires ou dans les commentaires sur l’écriture inclusive ; par contre, l’énoncé les hommes et les femmes sont déprimées entraîne quelques réticences. Celles-ci augmentent lorsque la distance entre l’attribut et le sujet auquel il se rapporte s’accroît, comme dans la phrase : les hommes et les femmes, depuis que leurs conditions de travail ont changé, sont déprimées.
L’application de l’accord de proximité n’est pas toujours plus aisée que celle de l’accord avec un masculin « générique ». Les réseaux sociaux regorgent actuellement de phrases pièges sorties de l’imagination débridée d’adversaires de l’écriture inclusive. Allez-vous écrire : le séduisant P.D.G. et sa fiancée sont très impatientes de se marier ou plutôt le séduisant P.D.G. et sa fiancée sont très impatients de se marier ? Aucune réponse ne s’impose d’emblée d’un point de vue pédagogique. Par contre, celle que vous donnerez est indissociable d’une option idéologique : le choix du masculin avalise le caractère « générique » du genre masculin ; le choix du féminin – ou d’une formulation qui contourne l’obstacle, comme le séduisant P.D.G. et sa fiancée attendent impatiemment de se marier – évite de renforcer le stéréotype « le masculin l’emporte sur le féminin », prépondérant en grammaire… et ailleurs.
Ces trop rapides commentaires sur l’accord de proximité seront certainement enrichis par vos réactions. J’aimerais toutefois rappeler que l’application (ou non) de l’accord de proximité – tant pour le genre que pour le nombre – ne peut être isolée d’une réflexion plus générale sur les transformations en cours de la grammaire du français. Cela, de manière à éviter une complexification accrue du système grammatical et orthographique ; mais aussi pour promouvoir une « langue inclusive », qui favorise un « accord de proximité » entre les francophones et leur français…