L'introduction du prédicat va-t-elle vraiment appauvrir la grammaire française ?

Tout a commencé avec une polémique comme le système éducatif français en affronte régulièrement : une évolution dans les programmes scolaires devient, au gré d'interprétations tantôt mal intentionnées, tantôt mal informées, l'instrument d'une destruction de l'apprentissage qui va conduire les enfants français à devenir encore plus bêtes qu'ils ne l'étaient déjà. Le coupable, depuis deux semaines, s'appelle «prédicat» : soit un terme multiséculaire, utilisé en latin et en grec, déjà enseigné dans plusieurs pays francophones dont la Belgique et le Québec, qui désigne tout simplement ce qui se rapporte au sujet d'une phrase. Par exemple, dans «cette polémique est totalement absurde», «cette polémique» est le sujet ; «est totalement absurde» est le prédicat, c'est-à-dire la partie de la phrase qui dit ce que le sujet fait ou est.

Revenons au point de départ, c'est-à-dire au mois de novembre 2015 : c'est à ce moment que les programmes scolaires des 2e, 3e et 4e cycles scolaires (depuis le CP jusqu'à la 3e) intègrent, sur proposition du Conseil supérieur des programmes, le «prédicat». Enseigné à partir du CM1, celui-ci doit permettre d'«identifier les constituants d'une phrase simple en relation avec sa cohérence sémantique». Au début, cela passe à peu près inaperçu : en février 2016, sur son site, une enseignante de CM2 décrit parfaitement l'utilité du prédicat.

Extrait des programmes scolaires du 2

e

, 3

e

et 4

e

cycle, 2015.

Et les COD, COI et autres COS dans tout ça ? C'est là que naît la polémique : dans un article publié sur le site de Télérama le 3 janvier, une professeure de français au collège relate une formation qu'elle a suivie sur l'enseignement de la langue. Et affirme que l'apparition du prédicat implique la disparition du reste : «Simple. Efficace, parfait. Arrêtons de nous encombrer avec des notions complexes, des compléments d'objets directs, indirects, seconds, des compléments circonstanciels, et tout ce charabia qui perturbait nos chères têtes blondes et n'avait aucune utilité !» Or, souligne-t-elle, «nous avons encore un peu besoin de tout cela. Ne serait-ce, par exemple, que pour les accords, vous savez, les accords du participe passé notamment. La règle insupportable que vous avez apprise il y a fort longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine : "Avec l'auxiliaire avoir, le participe passé s'accorde en genre et en nombre avec le complément d'objet direct lorsque celui-ci est placé avant l'auxiliaire"».

Pas question d’abandonner le COD

De là, d'aucuns déduisent assez vite que les élèves français n'apprendront plus les compléments d'objets et leurs fonctions, et ne seront donc bientôt plus fichus d'accorder correctement le participe passé. Le Parisien monte le sujet en une et donne la parole à des parents complètement désemparés au moment d'aider leurs enfants à faire leurs devoirs. Des profs, aussi, disent ne pas bien voir comment ni pourquoi l'enseigner. Puis c'est l'occasion de ressortir les habituels discours sur l'effondrement de l'école sous les coups du «pédagogisme», en pointant un supposé «appauvrissement» de la langue. Et de laisser sa créativité s'exprimer, à l'image de ce qu'a proposé un professeur de lettres sur le Figaro Vox : une saynète sur le modèle de Molière. La subtile description du décor donne le ton : «Un fronton d'école publique dont les murs s'écroulent ou se lézardent comme après un bombardement. La devise républicaine s'écaille et paraît presque effacée, le drapeau tricolore est en charpie. Contre un buste de Condorcet renversé on a posé un panneau : "A vendre."»

Face aux critiques, Michel Lussault, président du Conseil national des programmes, assure que «la grammaire n'est pas changée, elle reste aussi complexe et aussi redoutable. Elle posera toujours des problèmes à tout le monde». C'est son enseignement qui évolue, et pas question d'y abandonner les COD et autres joyeusetés : «Le prédicat, c'est une entrée en matière. Ensuite, on va regarder comment le prédicat se constitue, et étudier les compléments du verbe.» Les compléments du verbe… qui ne sont autres que les COD, COI et COS, désignés ainsi pour plus de clarté à ce stade de la scolarité. C'est ensuite, en cinquième, que le COD revient sous son nom dans l'apprentissage de l'accord du participe passé, comme cela était déjà le cas. «Je rappelle que beaucoup de gens ne savent pas ce que veut dire "complément d'objet direct"», dit Michel Lussault, en soulignant que la formule elle-même, héritée de deux dénominations antérieures, n'est pas vraiment correcte. «Puis les propositions subordonnées, les conjonctions, etc. seront enseignées. Où est l'atteinte à la patrie ?» s'interroge-t-il. La lecture des programmes scolaires lui donne raison : le 3e cycle (du CM1 à la 6e) prévoit bien l'enseignement du prédicat, mais aussi des notions de phrases simple/phrase complexe et de tout ce qui peut composer ces phrases.

L'introduction du prédicat va-t-elle vraiment appauvrir la grammaire française ?

Le sociolinguiste Philippe Blanchet, auteur d'un ouvrage sur la glottophobie, souligne lui une confusion à l'œuvre dans de nombreuses critiques : «On confond la langue avec les outils d'analyse de la langue, de la même façon qu'on confond la langue avec son orthographe. Les auteurs de ces critiques croient que les enfants apprennent le français à l'école, alors qu'ils savent déjà parler français. Ce qu'ils apprennent c'est des outils d'analyse et un français scolaire.»

A quoi sert la grammaire ?

Bref, d'un point de vue factuel, on atteint assez vite les limites du débat. Et pourtant, de nombreuses questions ont été ouvertes, au premier rang desquelles celle-ci : à quoi sert donc, finalement, la grammaire que l'on nous enseigne à l'école ? «La seule utilité effective de la grammaire scolaire, c'est qu'elle permet de comprendre l'orthographe du français, puisque c'est une orthographe très grammaticale», explique Philippe Blanchet. «Dans plein de langues, comme l'anglais, qui a aussi beaucoup d'exceptions orthographiques, on n'étudie pas la grammaire à l'école.»

L'auteur de ces lignes garde lui-même un souvenir angoissé de ces jours où il a fallu apprendre les «compléments d'objet», les «compléments circonstanciels» et même des choses aussi simples que les «pronoms». De tout cela, il est bien resté quelque chose, puisqu'on sait aujourd'hui écrire et comprendre des phrases complexes. Mais était-ce vraiment la meilleure manière de faire ? On a demandé, sur Twitter, quel souvenir les gens gardaient de tout cela. Oh, ça allait, c'était plutôt simple, ont répondu la plupart d'entre eux. D'autres ont admis qu'il leur avait fallu plusieurs années pour tout digérer. Mais aujourd'hui, qui est vraiment capable de désigner un COI ou un COS dans une phrase ? Cette conversation sur le réseau social révèle que même quand on croit savoir, on ne sait pas forcément.

«On a une grammaire scolaire qui, classiquement, est une grammaire d'étiquetage», admet Michel Lussault. «On apprend mécaniquement des étiquettes», c'est-à-dire à désigner ce que sont des mots ou des groupes de mots. «Cette grammaire n'est pas sans efficacité, mais on s'aperçoit que, dans le temps, certains élèves sont capables de la métaboliser, tandis que d'autres, très nombreux, n'en sont pas capables. Car ça reste un étiquetage découplé du sens.» En résumé, complète la grammairienne Florence Leca, maîtresse de conférence à la Sorbonne, «il y a deux grammaires : la normative, qui terrorise, qui dit comment bien dire. Et il y a une grammaire analytique, qui explique plus qu'elle n'impose. Peut-être que ce serait intéressant de réfléchir, dans la pédagogie du secondaire, à une grammaire qui montre son intérêt. Par exemple, pourquoi c'est intéressant de connaître la différence entre "ces" et "ses"» – elle choisit cet exemple car elle connaît un scientifique qui, bien que «très brillant», ne parvient pas à distinguer ces deux mots.

L'introduction du prédicat pourrait donc avoir cette vertu : donner plus de sens à l'apprentissage de la grammaire. Dominique Bucheton, ancienne professeure des universités en sciences du langage et de l'éducation à l'IUFM de Montpellier, explique à Libération qu'elle «a toujours utilisé la notion de prédicat, souvent en la nommant plus simplement, pour aider les élèves à comprendre cette question difficile que la grammaire traditionnelle, scolaire n'a jamais su définir : qu'est-ce qu'une phrase ? "Accidents : trois morts." Oui, c'est une phrase complète.»

Avec cet outil, «on n'est pas sur le plan de la syntaxe, on est sur le plan de la communication», estime Florence Leca. «Le prédicat, c'est une information nouvelle qui est portée. C'est une notion intéressante car ça permet de déboucher sur la rhétorique.» Pour exemple, elle prend deux phrases : «Pierre se marie demain» et «C'est Pierre qui se marie demain». La première donne une information : Pierre (c'est le sujet) se marie demain (c'est le prédicat). Dans la seconde, le prédicat est… tiens, on ne sait pas, en fait, au moment d'écrire ces lignes. Est-ce que «c'» est le sujet de la phrase, et «est Pierre qui se marie demain» le prédicat ? Ce serait étrange… Quitte à passer pour stupide, on relance donc Florence Leca, qui nous propose gentiment un cours de grammaire accéléré par mail. Le voici reproduit :

A quoi sert le prédicat ? Un cours de grammaire accéléré par Florence Leca, grammairienne.

On voit ici ce que l'analyse fondée sur le prédicat peut avoir d'intéressant : elle permet de mieux comprendre le sens d'une phrase et d'appréhender le fait que les mêmes mots, mis dans un ordre différent, ne transmettent plus la même chose. Ce qui ne sera pas inutile quand viendra le moment d'être confronté à des discours politiques. Mais pour le linguiste Alain Bentolila, interrogé par le Figaro, si le prédicat est «une notion philosophique formidable pour [ses] étudiants, pour des enfants, ça n'a aucun intérêt». A ses yeux, le prédicat continue de «donner la priorité à la nomenclature sur le sens».

Retenons tout de même, en passant, que Pierre se marie demain (et tant mieux pour lui, après tout).

Remettre en question l'obsession de la «maîtrise de la langue»

En réalité, les réflexions sur une autre façon d'enseigner la grammaire ne sont pas nouvelles. En la matière, on peut même aller jusqu'à mettre en question l'obsession pour la «maîtrise de la langue». Dans Refonder l'enseignement de l'écriture, ouvrage paru en 2014, Dominique Bucheton soulevait le problème : «Porté au pinacle […], ce paradigme de la "maîtrise de la langue" a prôné la priorité aux exercices et aux leçons de langue et de grammaire en lieu et place de pratiques régulières et longues de lecture et d'écriture.» Or, «en France, les compétences de lecture et d'écriture n'ont cessé de reculer à la différence d'autres pays européens (Finlande et Irlande, par exemple) qui pourtant rencontrent eux aussi des difficultés sociales, économiques ou migratoires», constate-t-elle.

Selon elle, il faut donc intégrer dans l'enseignement de la langue le fait que les langages varient selon les cultures et les modes de pensée. «Rendre un élève compétent en matière de pratiques de l'écriture, c'est donc lui donner les moyens d'être à l'aise dans toutes sortes de situations d'écriture, d'y construire et d'y trouver sa place, d'y faire entendre sa voix ; c'est l'amener à penser le stylo à la main ; c'est aussi lui permettre de comprendre, d'objectiver et de contrôler les processus d'écriture, les jeux de langage et les enjeux communicationnels de toute situation.»

C'est ce que se sont attachés à faire des enseignants, dont certains ont relaté leurs expériences. Anciennement professeure au collège Jules-Ferry de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), en zone d'éducation prioritaire, Karine Risselin a mis en place des ateliers pour faire faire à ses élèves des «dictées-débats», un exercice qu'elle relate dans cet article. Par groupes de 3 à 5, les élèves doivent rendre leur version d'une dictée après s'être concertés. «La pratique régulière de cette activité met les élèves en éveil, suscite des interactions toujours fertiles et redonne aussi la parole à ceux qui ne l'ont pas», constate-t-elle.

En somme, le débat sur le prédicat réveille une vieille querelle. Derrière les tribunes scandalisées des défenseurs autoproclamés de la langue française, il y a l'idée que puisqu'ils en sont passés par cet apprentissage un peu abrutissant, il n'y a pas de raison que d'autres y échappent. Mais aussi qu'il faut conserver «une école qui sert à faire barrage à une grande partie de la population pour sélectionner une élite», avance Philippe Blanchet. Or, «cette élite, évidemment c'est celle qui a le temps, les moyens et le soutien des parents». «C'est une vision élitiste mais surtout conservatrice, pour empêcher toute refondation de l'école afin qu'elle joue vraiment son rôle de démocratisation et plus encore d'invention de pratiques nouvelles d'écriture et de lecture», abonde Dominique Bucheton, pour qui le plus important, en cette période électorale, est de «reposer la seule vraie question: celle de la refondation de la formation initiale et continue des enseignants».

Et pour finir...

Un petit quiz : avez-vous compris le prédicat ? Qu'avez-vous retenu de vos cours de grammaire ? Testez vos connaissances.