« La beauté cachée des laids se voit sans délai », chantait Gainsbourg. Pour ce qui est de la mode, la beauté cachée du moche prend parfois du temps avant d'éclater au grand jour. « Lorsque Comme des Garçons a présenté ses premières collections, dans les années 1980, tout le monde trouvait ça horrible, note Florence Müller, directrice du département textile et mode du Denver Art Museum. Après, tout le monde a trouvé ça fantastique. » Car l'histoire de la mode ne se cantonne pas au chic, au beau, au luxueux ou au sublime. Ce serait trop facile. Parallèlement, le pauvre, le miséreux, le ringard, le choquant, le kitsch, pour faire court, le moche, a lui aussi son histoire, pas moins – voire plus – spectaculaire, surtout lorsqu'elle débouche sur une nouvelle pièce star qu'on n'avait pas vue venir. Exemple ? « La fameuse petite robe noire de Chanel, poursuit l'historienne, qui avait déchaîné de virulentes critiques à sa création, en 1924. On pointait du doigt sa mode en disant qu'elle faisait du misérabilisme de luxe. Que ses girls ressemblaient à des contrôleuses de tramway. En gros, cheap et mal fagotées. » Aussi, lorsque la journaliste mode franco-britannique Alice Pfeiffer, titulaire d'un master en études de genre, publie ces jours-ci « Le Goût du moche » (éd. Flammarion), un ouvrage incisif où elle s'interroge avec ferveur sur cette contre-valeur – elle qui collectionne les cravates en forme de pizza et les tongs en moumoute rose –, voilà qu'elle soulève un sujet crucial. « Car le moche est le nom de ce qui n'est plus à la mode (ou pas encore à la mode), affirme Frédéric Godart, sociologue de la mode et coauteur, avec Zoé Thouron, de “La Mode déshabillée” (éd. Casterman). Le moche est indispensable à la mode car sans moche, il n'y a pas de beau. Sans la succession de cycles de nouveau beau qui transforme l'ancien beau en moche, il n'y a pas d'industrie de la mode. Et à chaque transformation, il nous faut racheter de nouveaux vêtements. » Moi, moche, et méchamment (mal) habillé ? Dans son livre, la journaliste Alice Pfeiffer préfère évoquer le moche plutôt que le laid. « Le laid, l'envers du beau, est terrible, presque biblique, assure-t-elle. Le moche, c'est son petit frère, en version grotesque et popu, avec une moquerie sous-jacente. »
Adeptes du troisième degré, les générations Y et Z se sont d'ailleurs emparées de la culture du ridicule et du « cringe » (malaisant) avec délectation. Témoins, la mode claquettes-chaussettes, les « ugly » pulls de Noël, la « vulgarité » sexy des bimbos des 90s à la Britney Spears ou Paris Hilton remise au goût du jour par Kim Kardashian. Ajoutons-y une vague néomoche « d'une candeur fraîchement démodée », comme l'écrit l'auteure, et nostalgique des premiers temps d'Internet et des Skyblog, de comptes Instagram comme celui d'@_antoinettelove_, qui propose autoportraits naïfs et décors oniriques dégoulinant de papillons virtuels, de cygnes de contes de fées et de chatons mignons. Ou l'univers kitsch digital d'artistes tels Regina Demina, Hannah Diamond, Sara Sadik, ou encore Ryan Trecartin. Avouons-le, les jeunes générations ne sont pas les seules à succomber à la fatale attraction du repoussant. Le Covid et le télétravail forcé ont engendré un laisser-aller généralisé, doublé d'une certaine recherche d'authenticité, qui nous enjoint à nous affairer, et de manière décomplexée, en jogging informe, pull fatigué et talons plats. « Le confinement nous a mis tellement face à nous-mêmes, face à notre corps et à notre esprit que nous avons un autre lien avec le vêtement, remarque Florence Müller. Certaines se demandent même si elles reporteront des talons un jour. Avec le retour progressif des dîners de déconfinement, j'en vois qui s'habillent avec soulagement de robes insensées, d'autres qui s'en fichent. » Dans l'industrie de la mode, le moche aurait pris récemment une place très importante, selon Frédéric Godart. « Premièrement, parce que les cycles s'accélèrent et qu'il y a de plus en plus d'informations, affirme-t-il. Donc les consommateurs sont très au courant que certains styles qu'ils aiment étaient moches avant d'être beaux.
Deuxièmement, la mode devient de plus en plus ironique et va chercher le moche de façon plus active. » Le « too moche » a, en tout cas, de beaux jours devant lui. D'autant que le « cheum », en matière de création et de style, peut être grandiose. Comme les collections Prada circa 1994, inspirées de la mode Deschiens des 90s – chemises en Nylon, pulls imprimés beigeasses, jupes de mamie – sublimée avec succès. Ou, à l'évidence, les audaces très référencées et mochissimes de Demna Gvasalia pour Balenciaga. « Je pense à ses Crocs, bien sûr, s'enthousiasme Florence Müller, mais aussi à ce défilé Vetements automne-hiver 2017-2018, où la griffe présentait une galerie de personnages. Je me souviens d'une bourgeoise avec un manteau de vison à la coupe démodée, on avait l'impression d'être face à une vraie personne qui aurait conservé son vison pendant des années parce que ç'avait été un gros investissement. Gvasalia est incroyable et très subtil, car, si vous regardez de près, vous voyez que les coupes sont très belles et très novatrices. » Pur snobisme de la part du consommateur de s'acheter des Crocs à prix d'or, ou désir de la part des créateurs de réveiller le regard, de choquer ? Un peu des deux. Car le moche, lorsqu'il est sophistiqué, comme le queer de Pierre et Gilles ou de Jean Paul Gaultier avec ses parfums ou ses colliers en canettes écrasées, comme le punk des années 19701980 ou le grunge des 90s, est là pour s'insurger, provoquer un électrochoc, changer la société. Le ridicule ne tue pas, il réveille.
Révolutionnaire, le moche ? Pas pour Frédéric Godart qui y verrait une manière pour l'industrie de la mode de récupérer des inspirations populaires et de générer une nouvelle demande. « Oui, affirme au contraire Florence Müller, car le moche insuffle du sang neuf dans ce monde de sophistication qu'est la mode. Et qui très souvent, au bout d'un moment, tourne en rond. Il y a un côté incestueux dans ces regards qui s'observent, s'inspirent, se copient, et, parfois, ça n'avance plus. » Au XVIIIe siècle, déjà, rappelle-t-elle, le vestiaire moche put être révolutionnaire. Les « sans-culottes », surnommés ainsi parce qu'ils portaient, pour être à l'aise sur les barricades, un vêtement long inspiré de l'habit des forçats ou des marins, fourniront par exemple à la société le pantalon que les hommes adopteront au XIXe siècle. Du temps de Marie-Antoinette, les femmes de la noblesse s'émancipèrent, le temps d'une mode éphémère, de leurs corsets étouffants et de leurs pesantes robes en soie en adoptant une jupe et un haut en lin ou en coton inspirés du vulgaire costume paysan. « Aujourd'hui, selon Alice Pfeiffer, il y aurait presque une lutte des classes, entre le beau, synonyme de bien, et le laid, valeur rebelle et “woke”. Pour elle, « le problème de l'élégance est qu'elle est porteuse de valeurs problématiques. Le chic des maisons de luxe, oui, mais pour qui ? Quel impérialisme et quel élitisme cela met-il en place ?
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— chany Thu Jun 17 10:39:18 +0000 2021
« Le “cheum”, en matière de création et de style, peut être grandiose »
À l'heure de l'ultra-politisation des codes esthétiques, où l'on parle d'inclusivité et de body positivité, on se rend compte que mettre en avant un corps mince et chic, cela signifie aussi véhiculer des valeurs de corps, d'origines et d'appartenance sociale qui peuvent être excluantes. Alors, le beau, d'accord, mais un beau qui inclurait des valeurs de solidarité et d'engagement ». L'opposition entre les classes sociales n'a de toute façon rien de nouveau en mode. « Elle est même essentielle, note le sociologue Fréderic Godart. Traditionnellement, le beau correspond au goût des classes dominantes, le moche à celui des classes populaires. Mais, à la fin du XXe siècle, on a vu l'émergence d'une mode dite “ascendante”, avec des styles de classes populaires récupérés par les classes dominantes… » Et qui lui ferait perdre, sauf exception, de sa force de subversion. Mais si la beauté réside dans l'œil de celui qui la regarde, comme disait Oscar Wilde, qu'en est-il de la laideur ? « Le moche fait ressortir la beauté, décrète Florence Müller. Et pose la question du regard. Notre regard est totalement orienté, du fait de nos origines, de notre éducation, de notre classe sociale, et nous sommes préparés, par habitude, à considérer telle chose comme belle et telle autre comme laide. Et souvent, les choses nouvelles nous apparaissent comme moches. Il faut faire attention à ça. » Comme le dit Demna Gvasalia, « la question de goût est une valeur subjective ». Attendre avant de crier « c'est moche ! » peut nous éviter de passer pour ringard dans six mois.
« Le goût du moche », d'Alice Pfeiffer (éd. Flammarion).
« La mode déshabillée », de Frédéric Godart (éd. Casterman).