Deux épouses mortes, un rockeur blanchi: Jerry Lee Lewis est-il si innocent?

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Il est 3h du matin ce 23 août 1983. À Garden City, ville enclavée dans la foisonnante banlieue est de Détroit, la mère de Shawn Michelle Lewis est réveillée par la sonnerie du téléphone. C'est sa fille, paniquée, qui l'appelle. «Je vais le quitter maman, c'est décidé.» Encore dans les vapes, sa mère tente de la rassurer: «Il est 3h du matin, chérie, calme-toi et rappelle-moi demain.» «Je ne sais pas si je pourrai, mais je te tiens au courant, maman.» Quelques heures plus tard, soit le 24 août aux alentours de midi, Shawn Michelle Lewis, née Stephens, est retrouvée morte dans un lit, chez son mari, le grand Jerry Lee Lewis. Elle avait 25 ans. Son mariage avec celui que tout le monde surnomme The Killer n'aura duré que soixante-dix-sept jours.

Il est bientôt midi

La mémoire collective a effacé l'image de cette jeune fille pétillante, serveuse dans un nightclub jusqu'à ce qu'elle rencontre en 1981 l'une des plus grandes stars de l'histoire du rock'n'roll. De la vie de Jerry Lee Lewis, on préfère se rappeler ses tubes en pagaille pondus dans les années 1950, son mariage extrêmement controversé avec sa cousine de 13 ans, Myra Gale, en 1958, ses frasques d'alcoolique et d'amateur d'armes à feu. La mystérieuse mort de Shawn Michelle Lewis, elle, semble passer à l'as. Pourtant, elle est entourée de très nombreuses zones d'ombre.

Ce matin-là, Jerry Lee Lewis est réveillé par les employés d'une blanchisserie, qui viennent récupérer ses draps à laver. Il fait grand beau. Son ranch est situé à Nesbit, petite ville tranquille à trente kilomètres au sud de Memphis, côté Mississippi. Il faut parcourir une allée bordée d'arbres centenaires, puis monter l'escalier qui mène au porche et à la porte d'entrée.

Jerry Lee Lewis leur ouvre, il est dans le gaz, presque désorienté. C'est souvent le cas après une énième soirée passée à boire. Mais n'allez pas vous imaginer que la veille fut festive. Dans la maison, et ce depuis deux jours, il n'y a que trois personnes: le propriétaire des lieux, sa femme Shawn, et la gouvernante Lottie Jackson. C'est cette dernière qui donne les draps sales à emporter. Jerry Lee Lewis part se recoucher, mais a le temps d'ordonner à Lottie d'aller réveiller sa femme. Il est bientôt midi.

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Une mystérieuse discussion

C'est dans une chambre d'amis que la gouvernante découvre le corps inanimé de Shawn Michelle Lewis. Elle appelle les secours, qui débarquent quelques minutes plus tard. Dans son enquête menée pour le magazine Rolling Stone un an plus tard, le journaliste Richard Ben Cramer décrit une série de scènes invraisemblables.

Après les ambulanciers, qui ont remarqué des bleus sur les bras, les hanches et le cou de la victime, arrive Jack McCauley, adjoint du sheriff. Un type dont la fortune gagnée grâce à des investissements dans des parcs industriels semble au moins équivalente à celle de chanteur. Les deux hommes se connaissent bien. McCauley fait sortir tout le monde de la chambre, y compris le chanteur qui s'est réveillé entre-temps et a pris conscience de la situation, hagard mais calme, et part s'enfermer dans une pièce avec lui, seul à seul. Une discussion, dont les dires sont inconnus, s'engage pendant plus d'une heure.

Lorsqu'ils en ont terminé, l'adjoint décide d'appeler des enquêteurs: la mort de Shawn est suspecte, il y a du sang dans la baignoire, le chanteur a des coupures aux mains, on relève même du sang dans les cheveux de Shawn, sur ses vêtements, sur un soutien-gorge retrouvé dans une chambre voisine, et même sous les ongles cassés de la jeune femme. Le juge Perryman, présent à son tour, déduit grâce à ses observations que le corps a été déplacé alors que Shawn était déjà morte, au mieux inconsciente, et qu'elle a probablement été habillée d'une nuisette post mortem. Il ne peut ignorer que la maison a visiblement été nettoyée avant l'arrivée des ambulanciers. Mais de tout cela, Jack McCauley ne dira rien dans son rapport.

Petits arrangements entre amis

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Dans le système judiciaire américain, le coroner est le fonctionnaire chargé d'enquêter sur des décès violents. Il faut donc l'appeler pour qu'il fasse ses constatations. Mais McCauley en dissuade les ambulanciers, arguant que cela aurait pour conséquence d'ébruiter le décès de Shawn. Il donne l'ordre de tenir la presse à l'écart.

Au fil des minutes, les huiles du comté de DeSoto se succèdent dans la chambre: le sheriff Dink Sowell, le procureur Bill Ballard… Un autre adjoint au sheriff, James Albert Riley, est censé venir. Mais il brigue le poste de sheriff et est en pleine période électorale. Pour lui et ses équipes, il vaut mieux ne pas faire trop de remous, ne pas prendre de risques. D'autant que Jerry Lee Lewis est le plus gros donateur de sa campagne. Il ne se présente pas au ranch de Nesbit, et c'est la Mississippi Highway Patrol qui reprend l'affaire. Personne ne prévient le coroner, soi-disant introuvable.

Dans cette succession de dysfonctionnements et de petits arrangements entre amis, le plus hallucinant est pourtant encore à venir. Pour l'autopsie, McCauley ne se tourne pas vers la personne habituellement chargée de les conduire pour le comté. Il fait appel au docteur Jerry Francisco. Un homme réputé: c'est lui qui avait réalisé l'une des autopsies d'Elvis Presley concluant à une mort due à une insuffisance cardiaque. C'était plus reluisant qu'une colectasie causée par une prise dantesque de médicaments, ce qui a en fait achevé The King. Il est aussi l'homme à qui l'on a confié un nouvel examen du corps de Martin Luther King, décision très critiquée par les associations luttant pour les droits civiques. Bref, c'est un type qui sait aller dans le sens de certains, mais dont l'expertise coûte cher. Très cher.

Qu'à cela ne tienne, McCauley s'arrange avec Jerry Lee Lewis: c'est le chanteur qui paie. Ce qui a pour conséquence de placer l'autopsie du corps de Shawn Michelle Lewis dans le domaine privé. Pas bête. L'autopsie ne révèle aucune trace de drogue ou de surdose médicamenteuse dans le sang. Alors, le procureur Bill Ballard conclut qu'il n'y a pas eu de crime. Pourtant, l'un des employés des pompes funèbres, qui a observé des traces d'étranglement sur le corps, est formel lorsqu'il est interrogé par le journaliste Richard Ben Cramer: «Je ne peux pas croire que cette fille se soit allongée et soit morte. On ne me fera pas croire ça.»

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Mariage violent

Lorsque Shawn rencontre Jerry en février 1981, ce dernier est marié depuis dix ans à sa troisième femme, Jaren Gunn Lewis. Ils sont séparés, Jaren a demandé le divorce avec pertes et fracas. Jerry est un homme extrêmement violent. Il bat ses femmes, les humilie, en a séquestré certaines, pour un oui ou pour un non.

Toute sa vie, il a alterné entre les prises de drogues gargantuesques et l'envie de revenir dans le chemin de Dieu. Sa discographie elle-même peut se lire à travers ce prisme. Jaren, elle, en a bavé, et leur divorce est en train d'être finalisé. Il ne le sera jamais. Elle meurt mystérieusement, noyée au fond d'une piscine près de Memphis, le 8 juin 1982. Jerry est libre et prévoit de se marier à Shawn, qui voit surtout dans cette union l'occasion de vivre quelque chose d'exceptionnel. Elle n'est pas amoureuse, mais le chanteur «a une grosse bite et un gros portefeuille», affirme-t-elle à ses copines serveuses. Elle laisse tomber son amour de toujours, Scott, et part rejoindre Jerry dans la banlieue de Memphis, à Nesbit.

La journée du mariage est un désastre. Jerry Lee Lewis souffre terriblement de l'estomac. Il est en retard, n'accueille pas sa belle-famille, et peine à prononcer distinctement ses vœux. Le lendemain, sans raison, il agresse Shelley, la sœur de Shawn. «Tu as peur de moi? Tu peux l'être. Pourquoi penses-tu qu'on m'appelle The Killer? Comment j'ai eu ce surnom, hein?» Shelley ramasse une gifle terrible. Toute la famille retourne à Garden City, et laisse Shawn seule avec son mari violent.

Quelques jours plus tard, la mariée est au plus mal. Elle appelle sa sœur et la supplie de venir passer quelques jours à Nesbit, au ranch, lui promettant que tout se passera bien. Le premier jour, c'est vrai, Jerry est jovial et attentionné. Mais le soir, alors qu'ils se mettent à boire, il fait des avances à Shelley. Son rêve, c'est de coucher avec les deux sœurs en même temps, elles le savent bien. Shelley ne cède pas et part dormir à l'étage.

Le lendemain, la gueule de bois rend Jerry irritable. Une dispute éclate dans la cuisine, les deux sœurs encaissent les coups, les gifles, les insultes. Shelley s'extirpe de la maison et fait ses bagages. «Je ne pars pas sans toi, dit-elle à Shawn. Il faut aller voir la police.» Shawn lui répond: «Non, ne fais pas ça, il a la police dans sa poche.» Lorsque Jerry comprend que sa femme s'apprête à quitter le ranch, il la saisit, la plaque contre un mur et lui dit: «Je vais te montrer comment on part. Tu es ma femme. Je te tuerai avant que tu ne partes.» Alors, Shawn reste à Nesbit, et Shelley s'en va.

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Un enterrement à la hâte

La mère de Shawn a raconté à Richard Ben Cramer ce coup de fil glaçant reçu quelques heures après la mort de sa fille. Jerry est au bout du fil. Il est dans un sale état, a du mal à s'exprimer. Il lui expose sa souffrance, ses regrets… La mère de Shawn refuse de le plaindre. Après tout, il battait sa fille, la traitait comme un objet, comment peut-elle croire à son innocence? Jerry lui assène: «Vous imaginez? Vous réveiller avec votre femme morte à côté de vous dans le lit?» La matriarche marque un blanc, puis dit: «Les enquêteurs m'ont dit qu'elle avait été retrouvée dans une autre chambre…»

De quoi est morte Shawn? Selon le rapport du légiste Jerry Francisco, le décès est dû à un œdème pulmonaire, lui-même de cause inconnue. Peut-être une overdose, glisse-t-il au procureur Ballard. Mais rien ne va dans le sens de cette conclusion. Le sheriff Sowell, lui, a des explications aux traces de sang trouvées sur les lieux: si Jerry Lee Lewis a des petites blessures aux mains, c'est qu'il s'est coupé avec du verre. C'est d'ailleurs ce sang qui serait présent sur le corps, les cheveux et les vêtements de Shawn. Les bleus ne sont pas des preuves de violence, n'étant que très superficiels. Il n'y a donc aucune raison de demander une seconde autopsie, le corps peut être enterré rapidement, même si la famille n'a pas encore eu le temps de faire le voyage depuis Garden City jusqu'à Memphis. Deux enquêteurs trouvent tout cela très louche. Mais leurs investigations sont presque impossibles à poursuivre. Fin du débat, rideau.

Le chant du cygne

La famille obtient tout de même le droit d'organiser une veillée funèbre privée à laquelle Jerry Lee Lewis n'est pas convié. Le père de Shawn, très croyant, a le temps de placer une croix entre les mains de sa fille. Le lendemain, le chanteur bénéficie à son tour d'une veillée. Seul un employé des pompes funèbres et son manager sont présents. Lorsque The Killer voit la croix, il explose de rage, et pointe les deux hommes du doigts: «Vous avez merdé! Toi et toi, vous avez merdé!» Il retire la croix, le cercueil est définitivement refermé, l'enterrement peut avoir lieu.

Les nombreux témoins ont rapporté une cérémonie absolument chaotique. La famille n'a presque pas le droit de s'exprimer. Jerry Lee Lewis, habillé en costume blanc et en chemise rouge, chante au piano et charge ses cousins de mener les discours. Tout tourne autour du rockeur et de sa douleur, de façon tout à fait malsaine. Le jour suivant l'enterrement, Jerry Lee Lewis se rend dans un nightclub aux bras de deux strip-teaseuses. Il boit, et, comme à son habitude, improvise en chanson des paroles que plusieurs personnes ont juré d'entendre: «Ah, je lui ai dit que si elle me quittait/ J'en mettrais une autre dans son lit.»

L'histoire de Shawn Michelle Stephens s'arrête là, remplacée, presque oubliée. Une fin terrible, soixante-dix-sept jours passés au service d'un mari brutal, vite innocenté. Et comme pour signifier qu'elle lui appartient pour toujours, Jerry l'a faite enterrer dans le caveau familial. Pas celui des Stephens, non. Celui des Lewis.