Ceci n’est pas le français

Depuis que j’écris sur la langue française, je me suis beaucoup entretenu avec des linguistes — québécois, français, belges, africains —, qui expriment tous la même inquiétude sur l’avenir du français. Il ne s’agit pas des deux épouvantails habituels que sont les anglicismes et la mauvaise orthographe. La vraie menace résiderait plutôt dans le décalage croissant entre la norme écrite et l’évolution naturelle de la langue parlée.

Ce découplage produit une puissante insécurité linguistique qui se traduit de toutes les manières: autoexclusion, silence, renoncement. Presque tous les linguistes que j’ai interviewés redoutent que nous approchions d’un point de rupture. Il y a le risque de voir des millions de locuteurs abandonner leur langue. Mais il y a aussi le risque de voir le français éclater en une multitude de dialectes distincts, une tendance parfaitement naturelle, mais que l’absence d’une norme réaliste ne peut qu’accélérer.

Si je n’ai jamais utilisé cette chronique pour pourfendre les phôtes, les anglicismes ou les travers de langage de mes contemporains, c’est par conviction personnelle. Car voyez-vous, j’ai compris assez jeune, vers 18 ans, que le français que vous lisez ici ou ailleurs dans L’actualité n’est pas LE français. En fait, j’ai l’intime conviction que je n’ai jamais vraiment écrit en français. Ce qui constitue le français est l’ensemble des registres écrits et parlés dans toutes les formes dialectales. La norme, là-dedans, devrait être un point d’équilibre entre ces usages, ce qui signifie qu’elle devrait évoluer à chaque génération.

Or, la norme écrite du français, que l’on présente faussement comme LE français, s’éloigne de plus en plus du français tel qu’il se parle et s’entend. Un écart entre le vernaculaire et la norme écrite est naturel à toutes les langues. Cela s’apparente aux normes vestimentaires: on ne s’habille pas en société exactement comme lorsqu’on se couche. Mais dans le cas du français, les linguistes constatent que le fossé se creuse entre une norme écrite momifiée et des usages oraux qui évoluent à chaque génération. À tel point d’ailleurs que plusieurs n’hésitent pas à dire que nous sommes en présence de deux langues différentes: le français parlé et le français écrit.

Les francophones sont écrasés sous une espèce de catéchisme langagier qui les conduit à penser que la langue, c’est le dictionnaire et la grammaire. Ce catéchisme est prescrit et défendu, parfois très violemment, par la classe de ceux qui en maîtrisent suffisamment les clés pour prétendre qu’il n’y a pas de français en dehors du dictionnaire et de la grammaire — je caricature à peine. Le principal obstacle à l’évolution de la norme est celui de la distinction sociale et du pouvoir que les gardiens de la norme tirent de leur maîtrise.

Mais, direz-vous, n’y a-t-il pas eu la grande réforme de la nouvelle orthographe en 1990? C’était en fait une réformette dont le principal défaut était son manque d’ambition. Le ménage à faire concerne d’abord les consonnes doubles superflues, les vestiges de lettres latines (œ) ou grecques (th, ph), les temps de verbes inutiles, les conjugaisons incohérentes (vous «dites», mais vous «prédisez» ou vous «maudissez»), et les exceptions autour des participes passés, de «tout» et de «tel», par exemple. C’est ce fardeau ridicule qui accapare 75% du temps d’enseignement consacré à la langue, en pure perte. Même ceux qui le mémorisent en oublient la quasi-totalité après l’examen.

Ceci n’est pas le français

Je note cependant qu’une vraie réforme se trame depuis 10 ou 15 ans. Des linguistes et des professeurs de français avancent dans ces réflexions de manière posée, et pas du tout radicale. Je pense à Claude Gruaz, du groupe EROFA (Études pour une rationalisation de l’orthographe française), à Georges Legros et Marie-Louise Moreau (auteurs d’Orthographe: qui a peur de la réforme?) et aux réflexions translinguistiques autour de la conférence internationale EvoLang. Dans les semaines à venir, je reviendrai souvent sur leurs travaux, et d’autres également, qui jettent les bases de ce que pourrait être une norme française libérée de son carcan fétichiste.

Petite histoire d’un corset

La norme actuelle a été statufiée dans la décennie1830. Pendant les deux siècles précédents, la norme parisienne avait beaucoup évolué. Par exemple, entre les quatre éditions du Dictionnaire de l’Académie française (DAF) au XVIIIe siècle, 8000 des 18000 mots présents avaient changé d’orthographe ou de sens. Molière est un témoin intéressant de cette évolution, d’autant que son théâtre se voulait «parlé»: l’édition originale de son Misanthrope (1666) s’écrivait «misantrope» sans «h», et «veuve» y rimait avec «trouve». En 1835, la sixième édition du DAF poursuivait sur cette lancée en introduisant une nouvelle vague de révisions en masse. Sa publication coïncidait avec deux événements majeurs: la création de l’Instruction publique et la promulgation d’une orthographe officielle pour la correction des examens de sélection des fonctionnaires.

Flairant le pactole, les éditeurs ont alors réédité tous les classiques selon la nouvelle orthographe officielle. Et c’est de cette vaste entreprise de révisionnisme linguistique, soutenu par l’école et les instances officielles, que nous vient l’impression que la langue de Molière était le français bourgeois de 1835.

Ainsi, on a osé reformater la langue de Molière seulement 162 ans après sa mort, mais l’on n’ose plus depuis deux siècles. Rien ne bouge parce que la norme est devenue un fétiche intouchable — un fétiche qui s’alourdit alors que moins de gens ont la force de le porter.

L’an dernier, lorsque j’ai interviewé la linguiste Annie Desnoyers à propos du projet de simplification de la règle d’accord du participe passé, celle-ci m’a raconté ses formations sur la nouvelle orthographe. Elle commence habituellement avec une petite introduction au système d’écriture syllabique inuktitut, puis elle demande aux participants de prendre quelques minutes pour transcrire une phrase française en utilisant lescaractères de la langue inuit. La phrase prend alors l’apparence de l’inuktitut, sauf que si on la lit à voix haute en suivant la prononciation inuit, il en sort un français parfaitement intelligible. Vous feriez le même exercice avec des caractères arabes, hébreux ou cyrilliques et le résultat serait le même. (D’ailleurs, nous sommes tous familiers avec le cas inverse: la phrase«Allahou akbar» est de l’arabe en caractères romains. La transcription suit le système phonétique français, mais c’est bien de l’arabe.)

Cet exercicefantastique montre qu’une langue n’a rien à voir avec son système d’écriture, lequel est un échafaudage de conventions. Quand on adopte un autre système d’écriture, tous les caprices orthographiques ou grammaticaux du français disparaissent, parce qu’ils ne sont plus possibles: seul subsiste le nécessaire.

Ce qui nous oblige à nous demander pourquoi ce ne serait pas le français oral qui guiderait la norme écrite.

Quand on comprend ça, il devient plus facile de voir à quel point notre système d’écriture n’est qu’une convention qui peut être améliorée. Qui doit être améliorée. Au plus «sacrant». Pour qu’enfin des millions d’élèves puissent se concentrer sur l’essentiel au lieu d’ânonner des règles vite oubliées. Et pour que des millions d’adultes retrouvent le plaisir d’écrire sans se demander s’ils vont se faire ramasser par Denise Bombardier.

Certains s’opposent à cette idée en disantqu’«il ne faut pas niveler par le bas», qu’«on appauvrirait la langue», qu’on ne peut pas «laisser les cancres faire la règle». Mais c’est faux: une norme plus conforme au français naturel, une grammaire plus transparente n’appauvriraient pas le français. Pas plus que la rationalisation de l’allemand ou de l’espagnol n’a appauvri l’œuvre de Goethe ou de Gabriel García Márquez.

Les francophones, quand ils ouvrent la bouche, se parlent couramment en «phonétique» et se comprennent très bien. Pourquoi alors devraient-ils écrire dans une langue qui n’a presque aucun rapport avec ce qu’ils disent?

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