L'Etat n'a pas de salaires, mais pense au TGV !

C’est un exercice que l’on ne peut recommander à personne tellement il est pénible et énergivore. En quoi consiste-t-il ? A écouter attentivement le(s) discours du président tunisien Kaïs Saïed et tenter ensuite d’en sortir une idée maîtresse, une cohérence ou des axes d’analyse.

C’est un fait, et il se confirme de jour en jour, les discours de Kaïs Saïed sont décousus et n’obéissent à aucune logique politique. Le président a le chic de sauter, dans une même phrase, d’une idée à une autre et d’un sujet à un autre sans qu’il n’y ait de lien. L’auditeur doit tout seul ponctuer et comprendre que l’orateur a fini un sujet et s’est attaqué à un autre.

Jeudi 27 janvier, le président de la République a eu trois activités. Il a présidé le conseil des ministres, il a reçu son ministre des Affaires étrangères puis son ministre du Transport.

A aucun moment, durant ces trois rencontres, le président n’a évoqué la priorité de l’heure, celle des finances publiques. On accuse actuellement un retard de plusieurs jours pour le paiement des salaires des fonctionnaires et l’Etat tarde à réunir l’argent nécessaire pour payer les gens. Pour le mois de janvier, il a dû emprunter chez les banques et la Poste et détourner le prêt algérien de 300 millions de dollars pour boucler une partie des salaires. Pour février, il n’y a aucune visibilité.

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Alors que l’on s’attendait à ce que le conseil des ministres évoque ce sujet et invite le président à arbitrer entre les solutions possibles, on a eu droit à un discours qui dénigre et souille les magistrats, qui élimine la sacro-sainte règle de séparation entre les pouvoirs exécutif et judiciaire, qui revient (une énième fois) au projet de décret de réconciliation pénale, qui attaque les opposants, les hypothétiques spéculateurs qui appauvrissent le peuple tunisien etc etc etc.

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L'Etat n'a pas de salaires, mais pense au TGV !

Comme à chacun des conseils des ministres, le président a évoqué hier son grand projet de consultation nationale. La cheffe du gouvernement lui a présenté les chiffres provisoires et il avait du plaisir à dire que 81% des Tunisiens interrogés préfèrent le régime présidentiel. « Ces chiffres ne sont pas trafiqués », a-t-il avancé tout fier. Pourtant, force est d’attirer l’attention du président que 100% des chiffres provisoires qu’il a cités hier sont faux. Archi faux. Pourquoi ? Parce que le panel des personnes interrogées n’est pas représentatif de l’ensemble de la population tunisienne. Pour qu’une consultation (ou un sondage) soit considérée comme scientifique et représentative, il faut que la base des personnes interrogées soit conforme au tissu sociétal du pays (même pourcentage d’hommes et femmes, dispatching sur les régions, dispatching des tranches d’âge…). Les personnes qui ont participé à la consultation figurent, essentiellement, parmi les aficionados du président, puisque l’opposition a appelé au boycott. Dès lors, il est tout à fait normal que les réponses obtenues soient majoritairement conformes aux desiderata du président.

Mais n’oublions pas l’essentiel. Comment l’Etat va payer les salaires, comment va-t-il encourager les entreprises pour qu’elles absorbent le chômage galopant, comment améliorer le pouvoir d’achat du citoyen, comment réduire le déficit public, comment réduire le déficit commercial, comment convaincre le FMI de nous porter assistance ? Aucune de ces questions prioritaires ne figure à l’ordre du jour du conseil des ministres, le président navigue dans d’autres cieux, dans une autre époque. Il évoque Montesquieu et Omar et fait part de sa colère après un procureur « coupable » de respecter les procédures.

Avant (ou après) le conseil des ministres, le président de la République a reçu son ministre des Affaires étrangères Othman Jerandi à qui il a fait part de son intention de ne pas aller en Ethiopie pour le 35esommet de l’Union africaine. L’occasion pourtant de nouer des relations, de trouver des marchés pour les entreprises tunisiennes ou des acheteurs pour nos produits. Non, Kaïs Saïed est à la tête d’un Etat sans budget, mais qui ne cherche aucune solution viable !

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Après (ou avant) avoir reçu Othman Jerandi, le président de la République a reçu Rabiî Majidi, ministre du Transport.

Ce dernier était tout content, d’après sa déclaration vidéo, de nous informer de la nouvelle priorité de son département. Les prochains jours, ses services vont se mobiliser totalement à la demande du président de réaliser une étude détaillée sur un TGV reliant le nord au sud de la Tunisie.

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Le ministre a parlé d’un TGV pour le transport des marchandises et des personnes. Ce néophyte, qui tient à le faire savoir, ignore que les TGV ne transportent pas les marchandises. Il ignore, aussi, que l’idée a été évoquée depuis des décennies et a été bien relayée dans les médias et même par des candidats à la présidentielle. Ahmed Néjib Chebbi figure parmi les derniers à l’avoir dite durant sa campagne électorale de 2014.

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M. Majidi envisage de tout reprendre à zéro et de consacrer les maigres ressources du ministère pour réaliser une étude dont l’issue est connue à l’avance. Il ne faut pas être un grand expert ferroviaire ou économique pour savoir qu’un tel projet coûte des centaines de milliards de dinars, c'est-à-dire des dizaines de fois le budget total de l’Etat. Il ne faut pas être un grand expert, non plus, qu’un tel projet ne peut pas être rentable pour un petit pays comme le nôtre. Il faut plusieurs millions de passagers par an pour que le projet ne soit pas un gouffre financier.

Un bon ministre, qui maitrise son sujet, aurait donné la réponse immédiate au président et n’aurait pas évoqué la question publiquement pour éviter, ainsi qu’à son président, d’être la risée du monde.

Quand on n’a pas d’argent pour boucler le budget du mois en cours, on ne peut pas parler de TGV. Cela rappelle tout simplement le célèbre dicton tunisien « le cul en l’air, la bague au doigt ».

Raouf Ben Hédi