"État de l'Europe" - Discours du président Charles Michel à la conférence de Berlin 2021

Merci pour votre accueil. Je suis profondément touché de pouvoir prendre la parole devant vous, aujourd'hui et ici, un 9 novembre, à Berlin. Pour un fervent Européen, il n'y a sans doute pas de meilleur lieu, ni de meilleure date pour parler de l'avenir de l'Europe. Ce 9 novembre relie, par le hasard du calendrier, deux événements qui ont été des ferments de la plus atroce des tragédies de notre continent et, quelques décennies plus tard, l'événement symbolique qui a marqué le début de son unification.

Mais l'Europe à 27 est le produit d'une réconciliation unique, après une tragédie unique. Et Berlin, un 9 novembre, en est la capitale symbolique.

Mais l'Europe n'est pas qu'une affaire de symbole. Elle est le fruit du labeur d'une poignée d' hommes qui ne se sont pas laissé impressionner par la distance entre leur point de départ et leur idéal presque utopiste. Konrad Adenauer était de ceux-là. Parler de l'avenir de l'Europe sous son ombre tutélaire est un exercice qui pousse à l'exigence et à la modestie. Je vous remercie de m'offrir cette prestigieuse opportunité.

Le XXIe siècle sera le siècle de l'Europe. Cela peut paraître présomptueux, je le sais. L'Europe, comme le reste du monde, fait face à des défis colossaux.

Le changement climatique: sauver la planète et l'humanité du désastre naturel exigera une transformation radicale de notre paradigme de développement. La révolution numérique: gérer la généralisation de l'intelligence artificielle. Ensuite, est survenue la COVID-19: une pandémie longtemps annoncée, mais à laquelle nous n'étions pas préparés. Enfin, nous faisons face aux pressions de régimes autoritaires. Ils provoquent des tensions croissantes et sapent nos démocraties. La science et l'approche basée sur les faits sont de plus en plus mises en question.

Nous ne sommes pas seuls. Et nous ne sommes pas uniques. Chaque génération fait face à ses défis d'apparence insurmontables. Mais il n'est pas exagéré de dire que les défis de notre époque sont les plus grands, les plus complexes depuis les lendemains de la dernière Guerre mondiale. J'ai participé, il y a une semaine, à l'ouverture de la COP26 à Glasgow. Cette expérience incite à l'humilité. En tant qu'Européen âgé de 45 ans, père de trois enfants, je sentais la responsabilité collective historique envers les générations à venir.

L'Europe admirée

On entend souvent des récits pessimistes ou défaitistes sur l'Europe. Nous serions trop faibles, démunis face aux dangers en cette période tissée d'incertitudes. Des partis font même des angoisses citoyennes le tremplin de leurs ambitions.

Je fais, moi, une autre expérience. Lorsque je rencontre des dirigeants politiques, économiques et sociaux ou des activistes d'ONG aux quatre coins du monde, ils parlent presque toujours avec admiration de notre Union européenne. J'ai récemment assisté à Mexico au sommet de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes. Dans les conversations avec leurs dirigeants, j'ai senti l'attraction forte, magnétique, qu'exerce l'Union européenne.

Que voient-ils exactement en nous?

Ils voient une grande puissance. Ils voient le plus grand espace de démocratie et de libertés au monde. L'espace le plus avancé de prospérité et de développement social. Ils voient un exemple unique d'intégration continentale: pacifique et volontaire.

Un acteur qui remporte des succès

Cette admiration n'est pas une projection abstraite. Elle s'explique par nos succès concrets.

Notre monnaie unique, l'euro, devenue la deuxième monnaie au monde par le montant des transactions. Notre espace de libre circulation, dont nous avons mesuré tous les bienfaits lorsque la pandémie les a limités. Et nos succès ont un impact direct sur le reste du monde. Un impact positif.

L'Union européenne est depuis des années à l'avant-garde de la lutte contre le réchauffement climatique. Notamment en 2019, lorsque nous avons été les premiers à nous engager à atteindre la neutralité climatique d'ici 2050. D'autres nous ont ensuite emboîté le pas.

Lorsque la COVID-19 a frappé, en dépit de quelques premières hésitations, nous avons réagi d'une manière extraordinairement rapide et décidée. Et solidaire. Nous nous sommes mis d'accord sur le plus ambitieux paquet d'investissement et de relance jamais décidé par l'Union européenne. Et cela en partant de positions très différentes.

Et je veux rendre ici hommage à l'Allemagne. Vous avez joué un rôle moteur pour faire bouger les lignes sur les investissements européens communs. Et sur un financement de la relance qui profite à l'ensemble du marché unique européen.

Quant aux vaccins, l'Union européenne a été à la manœuvre d'une levée de fonds mondiale pour financer la recherche de traitements et de vaccins. Et nous avons ancré notre stratégie vaccinale dans la solidarité. Dès le début, nous avons décidé de l'achat conjoint des vaccins pour l'ensemble des 27. Pour en assurer une distribution équitable dans l'Union au fur et à mesure de leur production.

En mars, en ce qui concerne les vaccins, nous savions que l'UE ne courait pas un sprint, mais un marathon. Et en effet, l'UE est devenue le premier producteur et le premier exportateur de vaccins anti-COVID au monde. Enfin, l'Union européenne est l'acteur le plus actif en matière de solidarité vaccinale internationale. Nous avons été à l'initiative du mécanisme COVAX, créé pour assurer une distribution équitable des vaccins anti-COVID dans le monde. Nous en sommes les premiers sponsors. Nous avons lancé des programmes de développement de capacités de production des vaccins à ARN messager en Afrique (au Rwanda et au Sénégal). Et nous sommes disposés à le faire ailleurs.

L'UE a fait tout cela, sans avoir quasiment de compétences en matière de santé dans les traités! Nous l'avons fait parce que les 27 États membres l'ont voulu. Sans organiser de convention ni modifier les traités. Voilà donc pourquoi, quand je voyage de par le monde, on me parle avec admiration de notre Union.

Ces succès et l'image que nous projetons confortent ma conviction profonde: notre modèle européen unique nous permettra de relever les plus grands défis du siècle.

Je suis convaincu que l'Europe est destinée à devenir la grande puissance de paix du 21e siècle. Une puissance positive, unificatrice.

Nous accomplirons ce destin si nous remplissons deux conditions qu'a parfaitement résumées quelqu'un qui vous est cher, et qui m'est très cher aussi: Angela Merkel. Lorsqu'elle a reçu le prix Charles Quint en Espagne récemment, elle a déclaré ceci: "L'Europe sera aussi forte qu'elle sera unie, et elle ne peut être unie que si elle est liée par des valeurs communes. Unie à l'intérieur, et forte à l'extérieur."

Unité et force, dans le cadre de l'autonomie stratégique: ce sont les clés du succès du futur de l'Europe.

D'abord, l'unité

D'abord, l'unité. Où mieux qu'en Allemagne sait-on que l'unité - l'unification - vous rend plus forts?

Mais vous le savez bien aussi: l'unité ne tombe pas du ciel. Elle se travaille. Elle se construit. Pas à pas, jour après jour, année après année. Pour que cet "exercice d'unité" fonctionne dans une Union à 27, il faut deux ingrédients: la compréhension mutuelle et la confiance.

Nos pays et nos régions ont des histoires, des langues, des traditions et des environnements politiques et économiques différents. Et c'est cette diversité qui fait l'extraordinaire richesse de l'Europe. Mais elle rend notre chemin vers l'unité d'autant plus exigeant. Nous devons donc toujours faire l'effort de nous comprendre les uns les autres, et de respecter nos différences.

Cela veut dire aussi reconnaître la même légitimité à chaque partie de notre Union. Il n'y a pas lieu de parler de "petits" et de "grands" États membres. D'un centre et d'une périphérie. D'anciens et de nouveaux. Ni de nations qui auraient mieux compris l'esprit européen que d'autres. C'est un poison pour l'unité. Et cela transpire la condescendance.

Nulle part ne le sait-on mieux qu'à Berlin, où la chute du mur physique a conduit au lent démontage des murs mentaux. Ailleurs, j'entends parfois des mots qui donnent à certains pays de l'Union le sentiment d'être victimes de deux poids, deux mesures. On ne peut l'accepter. Car dans une Union, il n'y a pas de place pour les deux poids, deux mesures.

Pour que l'unité prospère, il faut des fondements solides. Nos valeurs communes. La dignité et la liberté humaines. La solidarité et la tolérance. Le respect des diversités. Elle requiert aussi la confiance. Qui naît et prend forme dans des règles choisies et acceptées conjointement. Et elle requiert également la patience.

L'unité n'est pas gravée dans la pierre une fois pour toutes. Elle est un processus. Un voyage collectif. On part d'intérêts et de points de vue différents. On discute. On écoute attentivement. Et on travaille au rapprochement, jusqu'à identifier l'intérêt commun.

Je suis souvent surpris par les titres de la presse avant nos réunions du Conseil européen. Ils dénoncent les divisions, comme si des opinions et des intérêts nationaux différents étaient une trahison de notre Union.

Je ne le vois pas ainsi.

Le débat démocratique, c'est débattre, parfois vigoureusement, pour décider. L'unité requiert aussi l'adhésion. Dans les régimes autoritaires, l'adhésion est imposée. Dans les systèmes démocratiques, elle se débat et se conquiert. C'est ce qui mène à la légitimité démocratique.

À Bruxelles on entend parfois cette réflexion: "L'Union européenne serait une invention merveilleuse. Malheureusement, il y a tous ces États membres." . Cela sous-entend que les États membres seraient égoïstes et un obstacle à la réalisation de notre idéal européen. Rien n'est plus éloigné de la vérité.

L'Union européenne repose sur une double légitimité démocratique. D'une part, la légitimité des États membres, où sont élus des parlements qui désignent les gouvernements. Lesquels représentent leur pays au Conseil. D'autre part, la légitimité du Parlement européen directement élu.

La désignation de la Commission reflète cette double légitimité démocratique. L'action de l'Union européenne n'est possible que lorsqu'elle s'appuie sur ces deux piliers démocratiques, l'un n'étant pas plus légitime et européen que l'autre.

Cette légitimité est garantie par l'état de droit. L'état de droit, c'est la séparation des pouvoirs. C'est-à-dire l'indépendance mutuelle des différents pouvoirs. Et en particulier l'indépendance de la justice, qui est la condition essentielle de la confiance dans le système.

Autonomie stratégique

L'autre clé pour le futur de l'Europe, c'est notre autonomie stratégique.

Ce terme est compris différemment selon les endroits ou les sensibilités. Ce qui importe n'est pas le mot, mais son contenu, et nos objectifs.

À mes yeux, l'autonomie stratégique signifie ni plus ni moins qu'être maître de son destin. Et la capacité d'agir ensemble dans un monde ouvert. C'est faire jouer les interdépendances, mais éviter les dépendances excessives. Renforcer notre autonomie stratégique suppose deux choses: travailler à notre prospérité, et à notre sécurité.

Prospérité

Notre prospérité est ancrée dans un marché compétitif de 450 millions d'habitants, qui offre un champ d'action infini aux libertés de créer, d'entreprendre et d'échanger. Il nous faut en parfaire le cadre. Achever l'union bancaire et réussir l'union des marchés des capitaux, pour mieux canaliser l'argent vers l'économie réelle. Et nous devrons bientôt discuter et décider si notre Pacte de stabilité et de croissance, qui nous a bien servis pendant 24 ans, mérite d'être actualisé.

Ludwig Erhard avait coutume de répéter en Allemagne: "C'est l'individu qui est au centre de notre économie.". Notre vision européenne est celle d'une prospérité partagée. Où tous les citoyens ont vocation à jouir des mêmes opportunités, et des mêmes offres de produits ou de services. C'est le sens de nos politiques de cohésion, et de notre programme de relance, Next Generation EU: ils visent à réduire les écarts entre pays et entre régions. Plus nos économies convergeront, et plus elles se renforceront l'une l'autre.

L'Union européenne dispose d'une stratégie pour affronter les défis du 21e siècle. Une stratégie construite sur notre double transition écologique et numérique, inscrite dans notre Pacte vert et dans notre Agenda numérique. Cette transition implique une véritable transformation de notre paradigme de développement économique et social.

Le risque climatique ne nous laisse pas le choix. Nous devons poursuivre un modèle de développement qui ne surexploite plus les ressources naturelles, mais les réutilise dans le cadre d'une économie circulaire découplée des énergies fossiles. Cette transition exigera des changements profonds de comportement. Et elle offre un potentiel extraordinaire de création de nouvelles technologies et de nouveaux services, qui seront un moteur de prospérité. La révolution numérique jouera à cet égard un rôle central. Maximiser le vaste potentiel des données et de l'intelligence artificielle sera décisif pour notre succès futur.

Un futur enthousiasmant pour les uns, mais qui peut aussi susciter des angoisses pour d'autres. De nombreuses personnes se demandent ce qu'il adviendra de leur emploi. Ou s'inquiètent des perspectives professionnelles de leurs enfants. C'est compréhensible. Certains d'entre vous, dans cette salle, exerceront d'ici 10 ou 20 ans des métiers qui aujourd’hui n'existent pas encore. C'est difficile à imaginer. Nous devons donc voir loin et assurer les formations pour ces nouveaux métiers. Parce que nous aurons un besoin vital de travailleurs hautement compétents. Et parce que nous voulons que tous participent à cette aventure du futur.

Commerce

La prospérité vient de notre marché intérieur. Elle provient aussi de nos échanges extérieurs. Le commerce est un moteur de développement. Et il constitue aussi un puissant levier d'influence dans le monde.

L'Union européenne est la première puissance commerciale au monde. Mais nous avons un problème. Nous sommes très forts, avec la Commission européenne qui en est chargée, pour conclure d'ambitieux accords de libre-échange ou d'investissements avec des partenaires étrangers. Mais depuis un certain temps, nous avons du mal à ratifier ces accords une fois signés. Et nous ne pouvons les mettre en œuvre, au mieux, que partiellement. Le problème porte sur la forme, et sur le fond.

Sur la forme: du fait de la confidentialité de ces négociations, il est de plus en plus difficile d’expliquer la valeur et les intérêts de ces accords au public et aux parlements nationaux qui doivent les approuver. En d'autres mots: l'appropriation n'opère pas. Nous devrions nous inspirer de la méthode plus transparente et inclusive adoptée dans la négociation du Brexit.

Quant au fond: nous devons clarifier les objectifs et les priorités de ces accords. Nous avons entamé ce débat entre dirigeants lors de notre dernier Conseil européen. Considère-t-on que les accords doivent faciliter les échanges et les investissements, dans un cadre de réciprocité et de concurrence à jeu égal, tout en contribuant à un monde plus durable et plus juste? Ou pense-t-on qu'un accord n'est valable et acceptable que s'il règle d'un coup tous les problèmes du monde?

Je vous donne un exemple. La Commission a négocié un accord global sur les investissements avec la Chine. Cet accord ouvrirait l'accès de secteurs majeurs à nos entreprises européennes qui en sont actuellement exclues. Il créerait plus de réciprocité. Et il aborde les questions du droit et des conditions de travail.

Cet accord est-il parfait? Non. Avons-nous obtenu tout ce que nous voulions? Certainement pas. La Chine non plus. Cet accord mènera-t-il à la démocratie en Chine, au respect total des droits humains et du droit du travail? Non. Mais l'accord crée une plateforme pour discuter avec les autorités chinoises de ces sujets qu'elles n'aiment pas, car elles ne partagent pas notre système et nos valeurs.

La question est la suivante: nos intérêts sont-ils mieux défendus, et notre capacité à protéger les droits des Ouïghours et à promouvoir l'État de droit à Hong Kong est-elle mieux assurée avec ou sans un tel accord? Ce n'est pas une science exacte. La réponse n'est pas facile.

Nous devons donc nous entendre, à l'échelle des États membres et des institutions de l'Union, sur les priorités que nous poursuivons à travers ces accords. En tout état de cause, je suis d'accord avec mon ami Mark Rutte, le Premier ministre des Pays-Bas, lorsqu'il dit que l'Europe doit être l'acteur sur le terrain et non pas un terrain de jeu.

Je m'assurerai que le Conseil européen traite cette importante question.

Capacité globale et sécurité

Le second pilier de notre autonomie stratégique est la sécurité.

Elle commence par notre influence géopolitique « douce ». Laquelle vise à promouvoir nos valeurs et défendre nos intérêts. Nous disposons pour cela d'un puissant avantage…Je vais vous révéler un secret…: le monde veut s'engager dans la coopération avec nous. Parce que nos partenaires voient l'intérêt de coopérer avec une force positive, libérée des prismes coloniaux des siècles passés.

Nous travaillons à de nouvelles alliances - avec l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine. Avec des partenaires qui se sentent en confiance avec notre vision et nos valeurs. Ces alliances consistent à interconnecter nos infrastructures matérielles et numériques. À connecter les personnes. En stimulant les investissements publics et privés dans un cadre de normes qui placent les valeurs et les droits fondamentaux au centre des projets. C'est ce que nous appelons une "connectivité de confiance". Nous avons l'ambition de la développer avec nos partenaires animés du même esprit.

Par ailleurs, comme les enjeux globaux ne peuvent être traités que par une coopération globale, le meilleure façon d'exercer de l'influence est d'être diplomatiquement présent. De nouer le dialogue. Assurer notre sécurité nécessite de connaître et de mieux comprendre nos voisins, nos concurrents et même nos adversaires. Et de nous faire bien comprendre d'eux. C'est ce que j'essaie de faire par exemple lors de mes appels téléphoniques avec des dirigeants comme le président russe. Cela me permet ensuite de partager ce savoir avec mes collègues du Conseil européen. Ou avec d'autres dirigeants étrangers comme le président ukrainien.

La diplomatie, c'est aussi profiter des opportunités.

Lorsque j'ai visité la Géorgie au printemps dernier, un pays stratégiquement important dans le cadre de notre Partenariat oriental, j'ai perçu l'opportunité de négocier une entente entre les parties en conflit. De même, après mes contacts avec les dirigeants arméniens et azéri, l'Union européenne a pu jouer les intermédiaires pour conclure un accord post-conflit entre ces deux pays. L'UE a un rôle à jouer. Un rôle important.

Et permettez-moi de démonter un cliché éculé, qui dit que sans défense propre, l'Union européenne manque d'instruments pour assumer son rôle de puissance mondiale. En réalité, nous disposons de beaucoup d'instruments, souvent insoupçonnés, pour influencer les acteurs extérieurs. Nous pouvons être bien plus forts et plus efficaces, en étant plus pragmatiques et plus cohérents.

Il y a beaucoup d'exemples de réponses européennes pragmatiques à des situations de crise. Mais nous devons être plus cohérents. Les politiques de l'UE (commerce, développement, concurrence, politique de voisinage, action climatique, etc.) sont souvent gérées en silos, indépendamment les unes des autres.

Le Conseil européen veille précisément à lier nos différentes politiques, à assurer la cohérence. Par exemple en chargeant la Commission d'organiser la dimension extérieure de la migration. Nous visons une coopération mutuellement bénéfique avec les pays tiers. Nous avons beaucoup à leur offrir.

Ce sujet m'amène à parler d'une crise actuelle.

Nous sommes confrontés à une attaque hybride brutale à nos frontières européennes. La Biélorussie instrumentalise la détresse des migrants d'une manière cynique et choquante. Lors de notre dernier Conseil européen, nous avons condamné ces attaques et décidé d'y répondre. Nous avons demandé à la Commission de proposer toutes les mesures nécessaires dans le respect du droit européen, des obligations internationales et des droits fondamentaux.

Nous avons ouvert le débat sur le financement par l'UE d'infrastructures physiques aux frontières. Cette question devra être tranchée rapidement. Les frontières polonaises et baltes sont des frontières de l'Union européenne: un pour tous, tous pour un.

Défense

La sécurité, c'est aussi la défense.

La défense européenne est ancrée dans notre alliance atlantique. L'OTAN est l'épine dorsale de notre sécurité collective. Cette alliance nous relie au-delà du militaire à nos partenaires stratégiques de l'autre rive atlantique. Nous partageons avec eux une histoire, des valeurs, et des engagements communs.

Cette alliance de démocraties paraît d'autant plus essentielle alors que nous subissons des pressions et des attaques d'un nouveau genre de la part de régimes autoritaires. C'est pourquoi nous devons développer nos capacités de défense: des alliés plus forts font des alliances plus fortes. Et nous nous réjouissons que les États-Unis aient reconnu la valeur d'une défense européenne plus forte, en complément de l'OTAN.

Toutefois, nous ne pouvons ignorer les évolutions longues, y compris s'agissant de nos alliés. Les récents événements géopolitiques, en Afghanistan et dans l'Indo-Pacifique, ont montré que nous devrons pouvoir compter de plus en plus sur nous-mêmes, mieux assumer nos responsabilités. Une dépendance excessive, même à l'égard de nos meilleurs amis, n'est pas soutenable.

Concrètement, le Conseil européen a arrêté un plan de travail pour l'avenir proche. Nous nous pencherons en décembre sur la "boussole stratégique" que prépare notre haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell. Ce document fixera nos axes stratégiques. Nous l'approuverons lors d'un sommet sur la défense en mars.

On nous pose souvent la question: l'Europe aura-t-elle un jour son armée européenne? Cette perspective existe. Mais en tout état de cause, nous le savons tous, ce n'est pas pour demain.

Aujourd'hui, plus qu'une armée européenne, il nous faut des capacités européennes. Je pense que nous devons agir de manière beaucoup plus opérationnelle pour développer des capacités face à des risques nouveaux, dans des domaines nouveaux: le cyber et l'espace.

Le développement numérique rend nos économies et nos sociétés plus performantes, mais aussi plus dépendantes des technologies, des bases de données et de la connectivité. Or, il y a une certitude: nous aurons à affronter une cybercrise ou une cyberattaque majeure. La seule question est: quand?

Les récentes attaques ont montré que les menaces sont globales. Les attaquants le sont aussi. Les Européens ont dès lors tout intérêt à mettre leurs efforts en commun et à créer des cybercapacités de défense et de dissuasion. Cela devrait commencer par la mise en place d'un système de l'UE de gestion de cybercrise et de réaction à des attaques à grande échelle. La discussion à venir sur notre "boussole stratégique" sera l'occasion d'étudier ce projet.

Notre cybersécurité est aussi intrinsèquement liée à la sécurisation de nos ressources dans le territoire spatial. Nous connaissons les outils de géolocalisation, d'observation et de surveillance de la terre et de la mer. Mais l'espace accueille toujours plus d'infrastructures et de services qui assurent des fonctions de connectivité essentielles au développement numérique.

La congestion de ce territoire, ainsi que les activités d'acteurs malveillants, nous amènent à devoir aussi y protéger nos intérêts. Nous devons pour cela renforcer les synergies entre les industries civiles, spatiales et de défense. En avril dernier, nous avons adopté le nouveau programme spatial de l'Union européenne: il est doté d'un budget record de 13,2 milliards d'euros.

Nous pourrons faire la différence en mettant d'emblée nos efforts en commun.

Konrad Adenauer - qui d'autre? - a prononcé cette phrase: "Nous ne devrions pas oublier que pour accomplir de grandes choses, nous avons besoin de patience." J'ajouterais ce qui suit: il y a des victoires qui viennent après un temps long. D'autres peuvent être obtenues rapidement.

Le projet européen prend son temps. 70 ans, c'est un âge toujours jeune pour une organisation unique comme la nôtre. Et pourtant nous avons déjà réalisé beaucoup! Notre expérience montre que parfois, on gagne du temps en prenant son temps, et qu'à d'autres moments, il est bon d'être pragmatique et d'accélérer.

Je ne doute pas que l'Union européenne est sur la bonne voie pour devenir cette grande puissance de paix du XXIe siècle, le siècle de l'Europe. Au bénéfice de nos concitoyens, et d'un monde meilleur, plus juste et plus durable.

Il nous faut de la sagesse: savoir quand être patient, et quand profiter du moment pour agir de manière décisive. Nous resterons fidèles à nos valeurs et à nos idéaux. Et nous gagnerons en puissance, en étant pragmatiques, réalistes et ambitieux. Je vous remercie.