Simon Porte Jacquemus par Sophie Fontanel - Elle

Voilà douze ans que son univers follement doux et créatif enchante la mode. Ses inspirations, son enfance, sa grand-mère adorée, son fiancé, ses muses, son sud natal... Simon Porte Jacquemus nous offre ce joyeux scrapbook, fenêtre ouverte sur son monde.

Par Sophie Fontanel

Simon, que tu me demandes d’ouvrir « ton » ELLE, cela me va droit au cœur, cœur dans lequel tu es déjà depuis plus de dix ans, et tu le sais. Je réalise d’ailleurs ceci en commençant à écrire ces mots : lorsque le magazine ELLE (encore lui !) m’a dernièrement invitée à poser nue dans ses pages, eh bien j’ai aussitôt éprouvé le besoin de tout de même porter une gigantesque blouse Jacquemus, qui a presque des ailes. Je l’ai achetée à une vente de tes archives que tu avais organisée aux portes de Paris, dans le quinzième arrondissement. Trois jours (je me trompe ?) durant lesquels tu as montré, tout autant que dans un défilé, de quoi tu es fait. Le froid était glacial dehors, et tant de gens attendaient en file indienne le long du bâtiment, tu te rappelles ? Moi, j’étais entrée par une petite porte dérobée (la famille) et je t’avais trouvé là, sur le pont, concentré, accueillant les gens, un talkie-walkie à la main, ne cessant d’encourager ceux qui patientaient des heures, essayant, quand ils entraient enfin, d’être là. D’« être là », Simon. Et « être là », c’est ce que tu fais dans tout ce que tu entreprends. C’est le nerf de ta personne et, par voie de conséquence, c’est le nerf de ta marque, le nerf de ta communication. J’ose même dire : le nerf de ta renommée. « Être là » n’a pas été facile au début. Attends, « facile » n’est pas le bon mot. C’était tout bonnement impossible.

« Il donne envie de jeter tout ce qu’on a et de s’inventer un soleil »

Tu l’as déjà dit cent fois, d’où tu viens. Redis-le, s’il te plaît. Je veux que les gens comprennent ce que je me tue à dire, à savoir que la mode est toujours changée par des outsiders. Des gens d’ailleurs. Par l’inattendu. Tu ne viens pas seulement de province (cas de tant de designers), mais de la campagne. J’ai pleuré, Simon, quand, pour fêter un anniversaire de ta marque (rappelle-moi lequel), tu as étalé dans le champ de ton père (ton grand-père ?) tous les habits que tu avais imaginés en quittant ce champ. Un drone a filmé ces habits et tu as dit quelque chose à cette occasion, quelque chose de très beau, tu t’en souviens ? Pour « être là », à tes débuts, tu as fait une sorte de défilé sauvage au culot, encore que ce mot contienne une sorte de trivialité qui ne colle pas avec toi. Tu es venu à la sortie d’un défilé Dior, et la légende dit que tu as même interpellé Emmanuelle Alt, de « Vogue ». Je n’étais pas là, moi. On me l’a raconté plus tard, au premier défilé de toi où je suis allée. Qui m’avait parlé de toi ? Ah oui, Lauren Bastide. Elle disait : « Il donne envie de jeter tout ce qu’on a et de s’inventer un soleil. » C’est beau, non ?!

C’était difficile de faire venir les cadors du métier à tes premiers shows, encore qu’il y en a eu quelques-uns, quelques-unes. Il y avait Loïc Prigent, qui y croyait déjà autant que moi. On était comme des fous devant la nouveauté de ce que tu proposais. Peut-être n’aimes-tu pas le mot « ingénuité », mais il y avait de ça. Si tu as un autre mot, je le prends ! En tout cas, il y avait une fraîcheur qui demeure dans ton travail, même quand tu t’aventures, comme tu le fais ces derniers temps, sur des terres plus sexy. Petit à petit, nous avons évangélisé tout le monde. Ton idée du style était nette, lumineuse, optimiste. Certains et certaines n’ont pas été difficiles à convaincre, d’autres le furent davantage. Quelqu’un m’a dit : « Jacquemus est un enfant qui joue aux Lego. » De l’enfance, oui, tu en as. Des Lego, je ne suis pas d’accord, encore que cet élément de culture populaire soit à mon avis loin de te repousser.

Le vrai or, c'est ce que tu avais autour de toi

Et les couleurs primaires, que tu sais par ailleurs si bien abandonner, nous guérissent parfois du gris du monde. La mode a une culture trop codée. Et tu as bousculé ça. Ah, la culture… Pour « être là », avec un instinct profond qui te murmurait que le vrai or, c’est ce que tu avais autour de toi, tu as commencé à nous mettre une chanson de Marie Laforêt dans un défilé. Quel bonheur ! Comme un robinet bloqué qui soudain se libère, et l’eau du cœur circule et envahit tout. C’était émouvant, tout simplement parce que c’était vrai. Comme l’enfant et le cheval dans un autre de tes shows. Comme tout ce que tu touches.

L’instinct, Simon, c’est ce qui te pousse aujourd’hui à ne pas aller te faire recruter comme directeur artistique d’une grande marque, c’est ce qui te pousse à ne pas vendre ta maison, alors même que les propositions pleuvent, c’est ce qui te pousse à faire toi-même quasiment tout chez Jacquemus. C’est ce qui t’a fait donner une leçon de communication à toutes les autres marques, par ton naturel, au point que les esprits pincés ont fini par admettre : « Oui, c’est un génie de la communication. » Mais ils l’ont dit comme si tout venait de là, alors que c’est seulement le cadeau que tu faisais à ton travail. En réalité, tout vient de la mode que tu imagines. En fait de communication, outre ton compte Instagram, fabuleux, tu as eu ce coup de maître, avec une poignée d’invités et un champ de lavande, en 2019, de faire circuler des images dans le monde entier, non pas par stratégie, mais parce qu’elles étaient belles ! Ce défilé est historique.

Cette âme dont je connais l’idéalisme, la fêlure, l’étendue

Mais il faut tout de même le préciser, il ne suffit pas d’un champ de lavande. Il faut la bonne inclinaison de la pente, sur laquelle tu ne voulais pas transiger. Il faut l’œil surdoué pour mettre cette moquette rose shocking dans le mauve terreux des lavandes. Il faut les vêtements aux couleurs pastel, aux formes inédites et pertinentes, il faut les grappes de bijoux, les bobs tendres… Il faut l’hallucination qui commande ton être. Il faut une intention et, par-delà ta formidable et nombreuse équipe, qui grandit avec toi, il faut donc un homme, il faut donc une âme. J’admire que tu sois capable, ayant cette âme dont je connais l’idéalisme, la fêlure, l’étendue, d’oser dire que tu cherches à inventer des vêtements qui se vendent. Et je suis persuadée que ton honnêteté est reçue cinq sur cinq par les gens, justement parce que tout est formulé. Alors je ne sais pas, il y a peut-être une « formule » Jacquemus, mais elle est à coup sûr magique, et personne n’arrive à l’imiter. Tout ce que les autres maisons ont pu s’empresser de faire, ce sont des minisacs, voyant le succès du tien. Sauf que, le tien, il a un sens : il dit qu’on peut avoir la lampe d’Aladin avec soi, là, toute petite, et que le contenu qui en sort, c’est notre envie de vivre. Ce n’est pas un contenant, c’est un contenu. Notre envie de vivre, Simon. Tout le monde ne parle pas de vie. Toi, oui. Tu as tes raisons pour cela. C’est là.