Violences sexistes et sexuelles en 2021 dans la musique : au-delà des mots ?

Les exemples, littéralement, pleuvent. Au moment de débuter ce coup d’œil dans le rétro, on avait quelques noms en tête, quelques affaires récentes qui avaient fait plus ou moins grand bruit. Mais il a fallu se rendre une nouvelle fois à l’évidence, et le constat fut sans appel : pas plus que les autres, l’industrie musicale n’est safe pour les femmes. Toutes les cases sont cochées : milieu majoritairement masculin, système patriarcal bien ancré, schémas de domination vieux comme le monde, sexualisation et invisibilisation des femmes, le tout sous couvert du toujours très commode « humour potache ».

Face aux accusations, voire aux condamnations, il y a ceux qui disent et ceux qui font.

En première ligne, les artistes

Dans un communiqué publié sur son compte Facebook le 6 juin 2021, Martin Gugger annonce son départ du groupe pop français Salut c’est Cool, suite aux accusations de viol portées contre James Darle, autre membre du groupe. Alors que James Darle a été évincé de Salut c’est Cool, on peut trouver cette décision un peu radicale. Martin a accepté de nous en parler. « Je considère que le groupe n’a pas su prendre les devants pour aider la victime et n’a pas placé ses priorités au bon endroit. Le message pour la soutenir et se dissocier de James est arrivé après trop d’errances, trop de changements d’avis, et trop d’hésitations. J’avais l’impression de ne plus les comprendre. Je m’imaginais remonter sur scène avec eux et me sentir sale, pas en phase avec mes valeurs et mes convictions. Je leur ai dit que s’ils n’étaient pas capables de prendre franchement position pour la victime je devrais me désolidariser d’eux. »

A la clé pour lui, beaucoup de tristesse. « Je n’ai pas pris la décision de quitter Salut c’est Cool sans réfléchir ni à la légère : je l’ai prise parce que je n’avais plus le choix. C’est aujourd’hui encore douloureux pour moi de me dire que je ne pourrai plus faire de si beaux concerts avec des gens que j’ai pu appeler par le passé mes amis. J’avais des angoisses et des cauchemars terribles avant de vraiment prendre la décision de quitter le groupe. » Encore incertain quant à son avenir, Martin l’est aussi quant à celui de la lutte elle-même. « C’est évident que le monde de la musique cherche à être plus égalitaire, plus bienveillant, mais nous n’y sommes pas encore. Il y a plein de pommes pourries dans l’arbre de la musique qui continuent de s’accrocher aux branches et qui d’un certain angle paraissent mûres à point et délicieuses. Restons vigilant-e-s car les personnes les plus féministes/queer friendly dans les gestes ne le sont pas forcément dans les actes. »

Situation plus ambigüe au sein du label Deaf Rock Records. Suite à un témoignage recueilli par Music Too, Julien Hohl, directeur du label, a été accusé de « comportements déplacés voire violents, à caractère sexuel, qui se seraient produits entre 2015 et 2019 : propos sexistes, drague répétée, baisers décrits comme forcés, relations sexuelles où le consentement ferait défaut » (source : Mediapart). Julien Hohl a quitté ses fonctions deux jours après la parution de l’article. En revanche il détient toujours un tiers des actions de la holding Constellation, qui détient elle-même Pegase, qui contrôle elle-même plusieurs labels dont Deaf Rock. Une « sanction » pas trop sévère, finalement. Nous avons contacté l’actuelle direction de Deaf Rock Records afin d’avoir leur réaction sur le sujet, sans succès. Après le départ de Julien Hohl, un certain nombre d’artistes ont fait part de leur intention de rompre leur contrat. Parmi eux, les Français Last Train (qui évoquent dans leur communiqué une « quête de justice éthique »), Structures, Dirty Deep ou encore les américains Crocodiles. Nous avons échangé, beaucoup, longtemps, avec des « anciens » de Deaf Rock. Chez tous, le même dégoût, la même envie de parler, et chez tous également, la même réponse : on ne peut pas. Les conditions juridiques de leur départ, encore pas complètement arrêtées, imposent la prudence.

Mais le geste le plus puissant est sans nul doute celui de Lola Le Lann. Le 6 octobre 2020, la chanteuse et comédienne publie un message sur son compte Instagram où elle annonce renoncer purement et simplement, avec le soutien de son équipe, à la sortie de son premier album. Raison invoquée : parmi ses auteurs, l’un est accusé d’agressions sexuelles. Elle affirme avoir pris cette décision car, dit-elle : « comment défendre les paroles de quelqu’un qui va à ce point à l’encontre de nos valeurs ». Et elle utilise une image glaçante : « avec les textes d’une telle personne ce serait un peu comme se glisser un serpent dans la gorge en essayant de chanter juste ».

Violences sexistes et sexuelles en 2021 dans la musique : au-delà des mots ?

Lola Le Lann ne le nomme jamais, mais l’auteur en question est Yohann Malory, parolier, entre autres, pour Louane, Johnny Hallyday, Jenifer, Chimène Badi, Matt Pokora ou encore Miossec. Une enquête a été ouverte contre lui le 1er novembre 2020, suite à 4 plaintes et il a été mis en examen pour viol et agression sexuelle le 11 mars 2021 et placé sous contrôle judiciaire. Quelle peine doit s’emparer d’un·e artiste au moment de renoncer à publier un album, qui plus est le premier, sans aucun doute chargé en émotions et fruit de mois voire d’années de travail et d’espoirs. Mais Lola Le Lann prononce un mot essentiel : « valeurs ». On a souvent reproché aux artistes de ne pas avoir un comportement irréprochable, de ne pas être les modèles qu’on attend, en particulier vis-à-vis de leurs fans les plus jeunes. Alors quand ils s’engagent, affirment leurs principes et s’y tiennent en assumant les conséquences, soulignons-le. Soutenons-les.

Mettre ses actes en harmonie avec ses convictions profondes est compliqué pour chacun.e d’entre nous alors celles et ceux qui y parviennent : c’est un grand OUI. Nous avons eu envie, évidemment, de parler avec Lola de sa décision et des circonstances qui l’avaient poussée à la prendre. Hélas, elle est dans une situation juridique compliquée et n’a donc pas souhaité s’exprimer pour le moment.

Labels et tourneurs, un esprit d’équipe à géométrie variable

Puisqu’on va parler d’entreprises, commençons par un rappel : aux termes de l’article L4121-1 du Code du Travail, l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs·ses. Voilà. Continuons. Le label Because Music, qui gère entre autres les carrières de Charlotte Gainsbourg, London Grammar et Christine and the Queens, a connu une année 2021 mouvementée.

Alors que des discussions internes entre un certain nombre de salariées avaient déjà débuté, des accusations de violences sexuelles contre le rappeur Retro X les ont amenées à demander au Président de Because Music et Because Editions, Emmanuel de Buretel de cesser de représenter cet artiste, demande entendue et acceptée rapidement. Mais l’affaire ne s’arrête pas là, le robinet est ouvert et les langues se délient. Les salariées font un constat accablant : un très grand nombre d’entre elles fait état de comportements inappropriés, de « dérapages » au sein de l’entreprise. Au total c’est une quarantaine de témoignages qui est cette fois transmise à Emmanuel de Buretel sous la forme d’une enquête interne menée par l’avocate Maître Carole Pascarel, relatant notamment « une ambiance sexualisée dans les sociétés Because Music et Because Editions, marquée par des paroles inacceptables et relevant de l’humiliation et du sexisme jusqu’au racisme et à l’homophobie ». Tout ça conduira au licenciement du Directeur Général, à un avertissement et la réécriture du règlement intérieur « incluant des clauses contre les violences sexistes et sexuelles ».

Ces réactions et cette écoute de la part d’un label dirigé par des hommes sont évidemment bienvenues. La parole des femmes a été entendue et considérée par deux fois, ce qui est encourageant et peut, souhaitons-le, montrer la voie, s’agissant d’un gros label, comptant dans son catalogue des artistes reconnus et rentables, et qui a pris des mesures fortes et non ambiguës pour lutter contre les violences faites aux femmes. On ne saura toutefois jamais ce qu’il serait advenu si les salariées de Because n’étaient pas allées elles-mêmes au charbon, prenant sur leur temps libre pour parvenir à ce qui devrait être simplement la normalité.

Le milieu metal a aussi été agité par plusieurs affaires ces dernières années, dont la plus médiatisée, et sujet central d’une enquête de Mediapart publiée le 22 mai 2021, concerne le tourneur Rage Tour et a conduit au renvoi d’un employé accusé d’agressions sexuelles. Elle met en lumière une réaction de plus en plus fréquente : la condamnation des violences commises MAIS le refus de l’amalgame entre leur auteur et l’entreprise où il travaille. Pendant que, par exemple, le groupe Krav Boca se retirait de l’affiche de l’Xtreme Fest parce que des groupes gérés par Rage Tour y étaient programmés, pendant que MSS FRNCE refusait des dates de concert, considérant que partager l’affiche avec certains groupes/labels/tourneurs revenait à « valider certains comportements qu’on ne peut ignorer » et parlait même, dans un entretien à Tsugi le 22 juin 2021, de « complicité passive », les membres de Tagada Jones (dont l’un des membres est cofondateur de Rage Tour), eux, se drapaient dans leur dignité, se défendant d’être des agresseurs et refusant de porter le « fardeau pour les autres ». On se souvient aussi du communiqué du Hellfest en 2019 se plaignant de l’image qu’une accusation de viol pendant le festival pourrait renvoyer de l’évènement et du milieu en général (et remplaçant au passage le mot « viol » par « agression sexuelle »).

Certes. Le comportement d’une personne n’est pas celui de son groupe, son label, son tourneur, et évidemment pas de son genre musical tout entier. Est-ce qu’on peut pour autant esquiver toute remise en question ? Sans se demander comment l’auteur des violences a pu les commettre, si on n’a pas de près ou de loin contribué à ce que l’environnement ne soit pas safe ? En rabâchant le « c’est lui, c’est pas nous », qui ressemble quand même très fort à ce bon vieux « not all men » ? Un peu facile.

Jean-Michel Journet, agent et cofondateur de Music Too, nous a confié son sentiment : « Tout ce qui touche à l’intime et la culture du viol à la française dont parle Valérie Rey-Robert, on ferme les yeux. C’est un sujet à part dans le sens où il s’agit de violences masculines à 98 %, or à plus de 60 % ce sont des hommes dans cette industrie, donc il faut se regarder en face et se dire qu’est-ce que j’ai fait de mal, dans ma carrière, dans mes postures. On a tous à un moment été témoin, complice ou rabatteur, sans forcément le vouloir, et prendre ou pas la parole nous oblige à revisiter tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on a dit, tout ce pourquoi on ne s’est pas battu, voire ce qu’on a fait, nous, à titre professionnel ou personnel, où le consentement n’existait pas. Ça demande beaucoup de déconstruction, d’humilité, et malheureusement l’humilité c’est pas le fort des hommes je pense. Les gens qui disent « oui mais pas moi » se voilent complètement la face. Que ce soit en paroles ou en actions chacun participe un petit peu ou énormément à la culture du viol et à l’insécurité des femmes dans notre société et dans notre industrie musicale. »