Maternité : « Donner naissance c’est une traversée en soi », confie l’autrice Julia Kerninon

Dans son roman Liv Maria, Julia Kerninon, autrice âgée de 35 ans, explorait déjà les questions du couple et de la maternité, qu’elle aborde dans un récit tout juste paru Toucher la terre ferme*, à l’aune de sa propre expérience. Mère de deux jeunes enfants, elle explore l’effraction que constitue la maternité sur le corps, l’individu et le couple. Mais aussi sur le processus de création au cœur de ce passionnant récit littéraire.Maternité : « Donner naissance c’est une traversée en soi », confie l’autrice Julia Kerninon Maternité : « Donner naissance c’est une traversée en soi », confie l’autrice Julia Kerninon

Vous explorez dans votre récit le fait d’être écrivaine, femme et mère, pourquoi est-ce que ce sont des identités qui ne semblent pas forcément conciliables ?

L’image légendaire canonique de l’écrivain est masculine. Par définition, ce n’est pas une mère. D’autant plus que ce sont les hommes qui tiennent le pouvoir en littérature depuis des siècles. De fait, ils ne se sont pas énormément intéressés à la description de la vie de famille, de la vie intime, de la vie à la maison. C’est une des raisons évidentes pour lesquelles la figure de l’écrivain n’est pas une mère de famille. Plus abstraitement, faire de la littérature, c’est revendiquer de voler du temps nécessaire pour faire droit à une vie intérieure et personnelle. La création artistique fait concurrence à l’enfance. En ce qui me concerne, je n’ai pas de mal à concilier les deux pour un tas de raisons obscures. Quand je suis en tournée en librairies pour mes livres, les gens sont étonnés : comment fais-je pour quitter mon foyer alors que j’ai des enfants ? Or, j’avoue ne m’être jamais posé la question. La réponse est très simple, c’est un métier comme un autre. Et puis, ils ont un père, mes enfants.

Vous avez écrit une thèse de doctorat sur la figure de l’écrivain intitulée Le chaos ne produit pas de chefs-d’œuvre. Les écrivains, le travail et la légende, pour quelles raisons ?

J’ai toujours voulu être écrivain. J’ai toujours écrit, même quand j’étais petite fille. Après le bac, j’ai commencé à m’interroger : comment faudrait-il que j’organise ma vie pour que cela soit possible ? À quoi ressemble concrètement la vie des écrivains ? Comment s’organise-t-on pour faire face à l’irrégularité des revenus ? Comment gérer l’orgueil de l’écrivain face à la réalité du succès ou de l’échec ? Est-ce que les auteurs parviennent à fonder une famille ? C’est la raison de mon doctorat sur le sujet.

Est-ce que Toucher la terre ferme, n’est pas l’histoire d’une conquête de l’écriture, du statut de l’écrivain ?

Je dirais plutôt que l’écriture est une ambition que j’ai très vite prise au sérieux. Donc, j’ai essayé de me donner les moyens de me construire une existence où je peux passer le plus de temps avec des livres, à en lire et à en écrire. La conquête, c’est sans doute quelque chose de plus triomphant.

Je reviens à la naissance de votre premier enfant que vous racontez dans votre livre et après laquelle vous écrivez « Je me découvrais brutalement si fragile, comme si j’étais redevenue petite fille et que je devais grandir une nouvelle fois, retraverser toute ma vie pour en arriver là »…

Maternité : « Donner naissance c’est une traversée en soi », confie l’autrice Julia Kerninon

C’est un des trucs intéressants lorsqu’on devient parent : avoir des enfants nous fait retraverser notre propre enfance. D’une façon presque violente et magique. Le quotidien nous y ramène aussi sans cesse : en accomplissant des choses pour nos enfants, on prend conscience de ce que nos parents ont fait pour nous. On ne devient pas mère pour revivre son enfance, mais on n’échappe pas, me semble-t-il, au fait de la retraverser. Et puis donner naissance, c’est une traversée en soi. J’y fais allusion dans cette phrase : après l’accouchement​, et je ne pense pas que je sois la seule à avoir vécu cela, je me suis trouvée complètement défaite, je me suis retrouvé détruite, pas tant physiquement qu’intérieurement. Même le vocabulaire que j’avais employé jusque-là ne me permettait pas de décrire ce que j’éprouvais.

Vous écrivez ressentir un désir de fuite.

Je ne pense pas que toutes les femmes considèrent la maternité comme la destination finale de leur vie. Peut-être que certaines, oui. En ce qui me concerne, j’aime beaucoup être mère, mais j’aime aussi beaucoup d’autres pans de ma vie. Le secret c’est que cela demande beaucoup d’énergie d’assumer tout ce qui compte pour nous en même temps. Mais si je ne fais pas cela, j’ai le sentiment de disparaître.

Le personnage de Liv Maria dans votre roman éponyme (Ed. Iconoclaste), qui choisit de fuir. C’est une exploration de cette possibilité d’évasion ?

Ma volonté était d’emblée basée sur l’idée de faire le portrait d’une mère. Et c’était forcément plus intéressant de faire le portrait d’une mère transgressive. Or, qu’est ce qui a de pire comme tabou pour une mère que le fait de partir ? La mère qui dit carrément non, je vais me choisir moi avant mes enfants et je vais faire ce que j’ai envie de faire plutôt que de rester là où le devoir m’appelle. Paradoxalement, je ne me suis autorisée à finir ce livre que lorsque j’ai eu des enfants. Je me sentais plus légitime pour l’écrire. Et évidemment, grâce à ce roman, je joue de ce fantasme, comme une idée qui me fait me sentir libre. Pour autant et dans les faits, je pense profondément que mes enfants peuvent et doivent supporter le fait que j’ai une vie secrète, que j’ai une vie à moi, que je ne suis pas entièrement dédiée à eux.

Vous revenez souvent sur la ténacité, le travail, la rigueur pour réussir à écrire…

Le mythe de l’écrivain, c’est un acte de désobéissance. Les gens, lorsqu’ils s’imaginent un écrivain, ils imaginent le chaos. C’est notamment pour cette raison qu’ils se posent la question des enfants et du fait de les concilier avec l’écriture. Or, ce n’est pas moi. Plutôt que d’essayer d’être une personne différente, j’ai élaboré un récit autour de ce qui était vrai et qui part du fait que je suis une fille obéissante, prudente, patiente pour le travail. Et c’est vrai, je suis prête à réécrire dix fois la même page si c’est ce qu’il faut faire.

Plus jeune, quand je vivais seule, j’écrivais la nuit, bien sûr, car c’est le moment le plus agréable pour le faire. Mais, en vivant en couple, c’est un rythme qu’on abandonne. Et en ayant des enfants, encore plus. Ils m’ont donné un cadre quotidien : ils sont à l’école ou chez la nourrice et j’écris chaque jour à mon bureau. Je me suis mise à travailler beaucoup mieux. Et puis c’est aussi une question de sagesse. Si je commence à faire la gueule parce que je ne peux pas écrire alors je ne vais jamais être heureuse.

A la fin de Toucher la terre ferme, il y a cette phrase « Pour écrire des livres, j’ai tout quitté ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

J’ai tout fait dans ma vie dans l’espoir de réussir un jour à arriver à peu près exactement là où j’en suis maintenant. Aujourd’hui, mes livres sur des étagères de bibliothèques paraissent parfaitement à leur place. Mais, je me souviens parfaitement de l’époque où ce n’était pas le cas et où il était possible que je reste pour toujours à la porte. J’ai toujours voulu la même chose, à 5 ans et à 35 ans. Ce n’était pas le choix le plus audacieux, ni le plus grand choix, mais c’était un choix à rebours, un pari. Passer autant de temps à m’isoler pour travailler, autant de temps à lire. Heureusement, ça à peu près marché pour l’instant. Mais imaginez si jamais je n’avais pas réussi à publier ou si ce que j’avais publié n’avait pas marché. J’aurais jeté une partie de ma vie par la fenêtre, littéralement. J’ai toujours voulu avoir les livres et les enfants. Quand j’ai eu les livres, déjà, je n’en revenais pas. Et alors les enfants, je me suis demandé ce qui me pendait au nez… J’ai eu peur du danger. C’est cela aussi Toucher la terre ferme, avoir réussi à rééquilibrer un couple autour de mes enfants, à continuer à avoir une histoire d’amour au milieu d’une famille, à faire voguer sa barque à travers des eaux difficiles.

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*Toucher la terre ferme, Julia Kerninon, l'Iconoclaste, 15 euros.

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