Au début, il n'y avait rien, ou presque. Dans l’exaltation d’avoir donné naissance à un petit garçon et dans la solitude inédite du confinement se dissipaient l’écho des salles à guichets fermés et le succès fou d’un premier album, « Petite Amie ». Restait alors la sensation d’avoir passé des mois dans une essoreuse, la joie d’avoir triomphé se mêlant à la déception d’avoir dû écourter une tournée pour cause de grossesse. Seule, face à sa feuille blanche et à son piano, Juliette Armanet eut le sentiment de repartir de zéro, alors que s’annonçait déjà le deuxième album de Clara Luciani ou d’Eddy de Pretto. « De moins que zéro », confie même cette anxieuse chronique, réputée dans le métier pour son exigence. Avouant parfois son désarroi sur les réseaux sociaux, elle s’est remise au travail, remontant pendant trois ans doucement mais sûrement la pente. L’étincelle a jailli de ses séances dans un studio loué à Trouville, où l’accompagnaient son fils et sa nounou : l’idée d’un « grand disque », pas « peine à jouir » ni étriqué, un album décomplexé qui n’aurait pas peur des morceaux franchement dansants ni des ballades radicalement mélancoliques aux sublimes envolées de cordes. Un album qui laisserait la « Petite Amie » de côté pour célébrer la femme qu’elle était devenue, plus sensuelle, plus apaisée, plus exaltée aussi, avec une ambition affirmée et un sens du baroque et de la démesure.
Inspirée peut-être inconsciemment par « Portrait de la jeune fille en feu », ce film de Céline Sciamma qu’elle chérit, l’ex-journaliste et auteure de documentaires pour Arte et France Culture n’a eu qu’à craquer une allumette. « Le Dernier Jour du disco » est né, premier titre de la renaissance et de la reconquête, enregistré en une prise, d’une voix plus ample, haut perchée, incroyablement assurée, n’hésitant pas à rallumer les cendres des feux de paille des divas du disco. « Brûler le feu » a suivi, un album à facettes comme le plus précieux des diamants, où elle explore la rive sombre du disco. Un disque soul et R’n’B, flamboyant, non binaire (elle s’y exprime parfois au masculin, comme dans le titre « Imaginer l’amour » dans lequel elle dit « imaginer plus fort jusqu’à me rendre fou »), où elle se révèle chanteuse hors pair et musicienne affûtée, aux commandes des orchestrations avec cinq producteurs dont le fameux Yuksek. Rouée, zappant tous les sujets dans l’air du temps, elle s’y concentre sur un seul : l’amour. Le seul peut-être, en ces temps de pandémie et de grands bouleversements idéologiques, qui nous rassemble encore.
Bien décidée à se lancer dans la bataille pour faire exister son deuxième album, Juliette Armanet donnait récemment un concert privé destiné à la presse où, sur scène, elle boxait autant qu’elle dansait, arrivait à émouvoir autant qu’à faire se trémousser les plus réfractaires. Comme pendant le shooting de ELLE, où il a suffi d’un Stevie Wonder ou de « Born to Be Alive » de Patrick Hernandez pour que s’enflamme soudain sa petite silhouette habillée de paillettes. À 37 ans, Juliette Armanet est un tourbillon d’énergie habité par un feu sacré qui impose le respect, et l’auteure-compositrice d’un album qui parle de libération des corps et de réinvention de soi. Interview.
©Jan Welters
ELLE. Pour vous, faire la couverture de « ELLE », c'est…
Juliette Armanet. … un événement ! Ma mère le lisait, ma grand-mère aussi, en buvant son Martini le soir sur sa terrasse, et j’ai une couv de ELLE avec Charlotte Rampling affichée dans mes toilettes. C’est mythique, comme une entrée au panthéon des figures de femmes puissantes.
ELLE. Votre image est-elle importante pour vous ?
J.A. Ça m’obsède ! L’image est un aspect de mon travail que j’aime énormément. Aujourd’hui, j’ai un styliste, Jonathan Huguet, mais quand j’ai commencé, je m’habillais en noir des pieds à la tête parce que j’étais bourrée de complexes. Et je voulais que ma musique passe avant mon look. Mais grâce à la tournée de mon premier album et à la confiance qu’elle m’a donnée, je suis maintenant beaucoup plus apte à jouer avec mon corps, à montrer des bouts de peau. Sur ce shooting, il y a des moments où j’étais juste en brassière ou en soutien-gorge, ç’aurait été impossible avant. Là, je me dis, bon, je fais 1,58 mètre, je n’ai pas beaucoup de poitrine, j’ai des épaules larges, un visage pas hyper symétrique, mais voilà, ce corps peut avoir de la sensualité. Ce deuxième disque raconte tout autant cette libération du corps que mon chemin en tant que musicienne. Si ça continue, je ne sais pas où ça va nous mener, à poil sur l’île du Levant ? [Rires.]
« Il m'arrive de me voir comme un vieil espagnol de 75 ans »
ELLE. Ce sont des étapes de la vie ?
J.A. J’ai rencontré un homme avec qui j’ai pu m’épanouir, fonder une famille, cela m’a aidée à avoir confiance en moi. Pendant des années, c’était le grand échec sentimental.
ELLE. À ce point ?
J.A. On en est tous un peu là, non ? On met du temps à se trouver, et heureusement, car j’ai fait plein de trucs marrants ! Le fait d’avoir eu un enfant m’a aussi réconciliée avec mon corps, même si j’ai pris 24 kilos. Partir en tournée pendant huit mois, enceinte, m’a permis de conjuguer mon envie de carrière et ma vie intime. La trentaine est un bel âge, je me sens mieux qu’à 20 ans. Le climat d’émancipation féminine, de dialogue, le fait que la représentation des corps soit plus diversifiée, qu’on ne se contente pas de montrer le corps de Claudia Schiffer dans les magazines m’a aussi aidée à me libérer. Et même si je ne suis pas d’accord avec tout, je suis très poreuse à cette génération qui prend la parole. J’ai des débats passionnés avec mes copines sur les rapports hommes-femmes, sur le mouvement #MeToo. Nos réponses évoluent constamment.
ELLE. Avec quoi n'êtes-vous pas d'accord ?
J.A. Ranger quelqu’un dans une case peut m’effrayer, car l’identité n’est qu’un point de départ. Je suis une femme, blanche, certes, mais il m’arrive de me voir comme un vieil Espagnol de 75 ans. Ce qui est puissant, en revanche, c’est cette idée d’éclatement des normes, d’autres façons de vivre l’amour, la famille, ou la vieillesse. Moi, par exemple, j’ai 37 ans, je sais que ce n’est pas la même chose que d’avoir 20 ans dans la musique.
ELLE. On vous le fait sentir ?
J.A. Non, même si on m’appelle parfois « la daronne de la chanson française ». O.K., pourquoi pas ? J’ai eu une vie avant la musique et heureusement.
ELLE. À vous voir tellement possédée par la musique, on se demande pourquoi vous n'avez pas commencé plus tôt ?
J.A. Lorsque je tournais des documentaires, j’emportais toujours un mini-clavier à l’hôtel pour jouer la nuit. Mais j’avais la sensation intime que je n’étais pas encore prête, comme un peintre qui refait sa toile car il sent qu’il manque quelque chose. Je suis une femme de métamorphoses, avec une certaine lenteur à m’accomplir ; mais quand je m’accomplis, c’est pour de vrai. Et puis mon éducation m’a donné force et fragilité, car mes parents étaient très exigeants.
©Jan Welters
ELLE. Vous deviez être la meilleure ?
J.A. Pas la meilleure, mais être vraie, ne pas m’inventer une casquette d’artiste si l’intention n’était pas viscérale. Mon père a eu une éducation protestante, et rien ne comptait plus que l’authenticité du geste.
ELLE. Étiez-vous convaincue d'être artiste ?
J.A. Je ne me suis jamais posé la question. Je voulais faire du théâtre, j’ai échoué au Conservatoire. Je n’ai pas regretté : l’idée d’avoir un metteur en scène qui me dise ce que je dois faire, finalement, ne me convenait pas. Je suis quelqu’un d’hyper torturé, et le piano, les chansons sont devenus ma citadelle, un territoire de liberté incroyable. Si je n’avais pas ouvert cette porte, je serais passée à côté de moi-même.
ELLE. Qui avez-vous rencontré en vous accomplissant ?
J.A. Quelqu’un de plus extrême. Je suis fière de ce disque car il m’a aidée à guérir de plein de choses qui étaient vacillantes, dangereuses. Je ne m’excuse plus d’avoir des envies de démesure. Le fait de monter sur le piano dans le clip « Le Dernier Jour du disco » est symbolique : je ne suis plus celle qui se cachait derrière son clavier. Si Lady Gaga monte sur son piano, pourquoi pas moi ? Je n’ai pas le même talent, mais je peux le faire, en gardant mon sens de l’autodérision, la clé pour être heureux.
« Pour moi, le vrai amour, le seul, c'est l'amitié »
ELLE. À l'école, vous passiez pour quel genre de fille ?
J.A. Celle au premier rang, qui adorait apprendre. Au collège, j’étais la moche, la copine de la star du collège, blonde et sublime. Je me souviens d’avoir écrit une lettre d’amour à un type. ll l’a lue devant tout le monde en disant : mais qu’est-ce qu’elle espère, celle-là ? Je n’avais pas un corps de femme, alors que mes copines avaient déjà toutes des seins de 15 mètres.
ELLE. L’angoisse ?
J.A. Un peu, au début. Ensuite, je mettais des chemises de mon père, je ne portais pas de soutien-gorge – je n’en porte toujours pas –, je rêvais d’être une sorte de Gainsbourg. Mais je n’ai pas de revanche à prendre, ce n’est pas du tout ce qui m’habite.
ELLE. Dans votre carrière, avez-vous été freinée par le fait d'être une femme ?
J.A. Non, mais j’ai été au cœur de cette problématique lorsque j’ai fait cette tournée enceinte. Un carrefour traversé par deux torrents contraires : d’un côté, cent cinquante dates à travers la France où tu dois être au top de ta forme, rouler la nuit dans un tourbus, changer de ville quatre fois par semaine, être totalement dévouée à ta carrière musicale. De l’autre, une révolution intime. Je pense que « Brûler le feu » vient aussi de là. Cet album ne parle pas uniquement d’une passion amoureuse destructrice, mais aussi de ce moment où, après avoir eu un enfant, j’ai dû remonter en selle. Avec l’appréhension du deuxième album, d’avoir été absente trop longtemps, de voir les autres artistes passer la seconde et être devant ! Et l’idée qu’il faut repartir, pour savoir ce que j’ai dans le ventre.
ELLE. Déchirée entre votre passion pour la musique et l'obligation de vendre ?
J.A. Tourmentée, car j’ai une intransigeance et une quête musicale extrêmes. Je n’aurais jamais sorti ce disque si je n’avais pas estimé qu’il était abouti. Mais c’est vrai que je suis à un endroit où ce serait vulgaire de dire que je veux le beurre et l’argent du beurre, mais je cherche à ce que ma musique soit le plus noble possible tout en étant passionnée par ce que va donner l’album ensuite. Pour moi, le modèle absolu, c’est Christophe, un chercheur de sons qui a passé sa vie à poursuivre un idéal artistique. Mais nous sommes une génération qui vit la course perpétuelle aux likes. J’ai 37 ans, c’est mon deuxième album, je ne peux pas m’extraire complètement du « game », je dois me battre pour faire exister mon projet.
ELLE. Considérez-vous Angèle ou Clara Luciani, qui appartiennent au même label que vous, comme des concurrentes ?
J.A. Angèle et moi, on ne fait absolument pas la même musique. Avec Clara, nos destins sont liés d’une manière un peu étrange. On sera aux Victoires ensemble, on s’est envoyé des petits mots en se disant : advienne que pourra, restons bienveillantes l’une envers l’autre quoi qu’il arrive.
ELLE. Vous correspondez aussi avec François Hardy, paraît-il...
J.A. Je lui demande des petits secrets sur ses chansons. Elle me confie des anecdotes sur sa vie, m’envoie des photos d’elle et de Thomas. Elle m’a raconté une histoire de petits pois décon-gelés qui lui avaient donné mal au ventre. Elle a l’art, comme Tchekhov, de faire semblant de parler de rien. Une manière de montrer qu’elle est restée terre à terre, ce que je trouve très élégant, et de détourner les conversations pour glisser une phrase révélatrice.
ELLE. La sororité, en musique, n'est plus un vain mot ?
J.A. Oui, je parle sans faux-semblants avec Barbara Pravi, qui est très généreuse, solaire. Ou avec Eddy de Pretto, Yseult, Barbara Carlotti, Kiddy Smile.
ELLE. En interview, vous avez confié être une insatisfaite chronique...
J.A. Dans la pop, il y a la recherche de la chanson parfaite, du diamant intemporel, c’est notre quête du Graal. Tant qu’on ne l’a pas trouvé, on est dans une sensation d’insatisfaction permanente.
ELLE. Vous m'avez dit que vous lisiez le dernier livre de Mona Cholet... Alors, comment « Réinventer l'amour » ?
J.A. Je ne sais pas. Mais franchement, je ne pourrais partager ma vie avec personne d’autre que le père de mon fils. Ma vie nécessite que quelqu’un d’autre que moi soit présent pour assurer au foyer, elle demande aussi qu’on accepte ma part de lumière, le fait que je gagne de l’argent. Mon compagnon est très attentif à mon travail, mais ne se permet jamais d’intervenir dans mon intimité, de me demander pourquoi j’ai écrit telle ou telle chanson. Me laisser ce territoire de la fiction, m’accorder cette liberté extrême sans laquelle je ne pourrais pas vivre, est la plus grande des révolutions. Et pour moi, le vrai amour, le seul, c’est l’amitié. ?
« Brûler le feu » (Romance Musique/Universal). En tournée en France le 29 janvier, au 6Mic (Aix-en-Provence) ; les 16 et 17 février à L’Olympia (Paris-9e)…
©Jan Welters