Comment un pays entre-t-il dans l’ombre ? Il faut quitter Budapest, ses bars à la mode, son maire écolo, pour rencontrer ceux qui soutiennent Viktor Orban, applaudissent à ses lois liberticides en dépit des admonestations de l’Union européenne. La Commission a annoncé, le 15 juillet, avoir lancé des procédures d’infraction contre la Hongrie à propos de la loi interdisant la « promotion de l’homosexualité auprès des mineurs ». Dans ce pays de 10 millions d’âmes, le film « Billy Elliot », de Stephen Daldry, ne peut plus être diffusé à la télé et « La confusion des sentiments », de Stefan Zweig, est considéré comme un livre dangereux.
Avec Orban, la Hongrie est tombée dans l'autoritarisme
Ex-élève turbulent du bloc soviétique, la Hongrie n’est pas en odeur de sainteté. Avec Orban, elle est tombée dans l’autoritarisme , après des années de politique néolibérale menée par les socialistes : « Pendant huit ans, il a gouverné à la Kadar [un communiste réformateur]. L’opposition était tolérée. Mais depuis 2018 il gouverne comme Matyas Rakosi, le Staline hongrois », explique un professeur anonyme. Cette année-là, Orban a failli perdre les élections législatives. Depuis, il coupe les têtes, attaque les ONG au portefeuille, prend le contrôle des médias, des théâtres, des universités, passées sous un régime de fondations privées encadrées par son parti, le Fidesz. Il multiplie les lois contre les minorités, construit un mur anti-migrants et se crée un ennemi mortel, George Soros (milliardaire américain d’origine hongroise, symbole de l’Occident honni), attaqué tous les jours dans les médias. Le pays est en croissance constante mais vit sous perfusion des subventions européennes.
En campagne pour les législatives de 2022 contre la coalition de tous les partis d’opposition, Orban se présente en défenseur des classes moyennes rurales, et son royaume se situe dans l’est de la Hongrie. À Debrecen, il ne perd jamais. Proche de la frontière roumaine, c’est la deuxième ville du pays. Dans la rue, pas de police, rien qui distingue le cœur du bastion Fidesz, sinon une langueur provinciale, un centre-ville propret, une église réformée aux deux clochers ocre et des terrasses écrasées par la chaleur de l’été. L’université est fermée. À Budapest, un diplomate français nous a suggéré de poser aux habitants cette question simple : « C’est quoi, pour vous, être hongrois ? » Robent Ganyo plisse ses yeux clairs et son visage taillé à la serpe se chiffonne. Ce serveur de 43 ans a toujours voté Orban. « Être hongrois ? Je pense d’abord au royaume de Hongrie, quand le pays était fort, uni. Je pleure à chaque fois en écoutant notre hymne. Mais je ne sais pas si je vais voter de nouveau Orban, parce que la corruption devient trop visible. »
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Un peu plus loin, dans un parc arboré, deux jeunes femmes papotent sur un banc. Rika et Vivianne ont 18 et 20 ans. Elles voteront pour Orban l’année prochaine. Sans passion : « Il aide les familles », assurent-elles. Afin de lutter contre la natalité fragile du pays (1,54 enfant par femme), la politique familiale du Premier ministre hongrois facilite les prêts bancaires pour les familles de plus de deux enfants. Plus loin, trois types torse nu éclusent un rosé local à l’ombre d’un chêne. Crâne rasé, le mot « Chikago » tatoué sur le torse, Attila Kavacs ressemble à ces supporteurs de foot qui scandaient des propos racistes et homophobes pendant l’Euro : « Je trouve que la politique d’Orban contre les migrants est stupide. Ce sont des hommes comme nous. » Bigre ! Où sont donc les vrais fans d’Orban ?
Pas à cette terrasse où Petra sirote un soda. Elle a 16 ans, porte un crop top interdit dans son lycée et, à son bras, un sac aux couleurs arc-en-ciel du mouvement LGBTQ+. Bisexuelle, elle veut plus tard quitter la Hongrie, et ce sac affiche sa résistance. Elle se désole : « Les mentalités ne changent pas. Les gens ont des préjugés, ils sont très chrétiens. » Petra a commencé à s’engager lorsque le gouvernement hongrois a voté une autre loi en 2019 pour interdire à quiconque de changer de genre. « Pour Orban, les transsexuels sont des gens qui ont eu un chagrin d’amour, voilà le niveau. Pour ma génération, il est ce vieil oncle dont tu as un peu honte. Mais il ne va pas arrêter les changements de société tout seul ! » À la gare, Melinda, 42 ans, infirmière en chirurgie, se dit, elle aussi, choquée par la loi. Elle refuse de se laisser photographier, parce que son chef de service est pro-Orban et qu’elle ne veut pas de problèmes. « Orban, c’est le clown de service, un pantin. Depuis deux ans, je me sens plus européenne que hongroise à cause de ce gouvernement. »
Debrecen est peut-être trop urbain : on n’y rencontrera pas d’orbanistes chimiquement purs. Il faut s’enfoncer dans la Hongrie des villages, sillonner la puszta, l’immense steppe herbeuse et buissonneuse qui s’étend dans l’est du pays. Au Nordkosma, le bar du village de Szentpeterszeg, tout près de la frontière roumaine, Lazlo Kovac, 62 ans, cheminot, danse devant un juke-box décoré de pin-up, un verre de palinka à la main. L’alcool de pomme rosit son teint, son tarin est digne de celui de Cyrano. Autour de lui, une dizaine de types maussades tuent le temps. Une tour Eiffel triste décore une des parois décrépites. « On vote pour Orban parce qu’on n’a pas le choix. Je gagne 800 euros par mois. C’est difficile pour les petits comme nous. » Salopette et yeux bleus, Andras interrompt son ami : « Les homos, ils font ce qu’ils veulent, du moment que c’est entre quatre murs. » « Moi, s’énerve Balint, je n’aime pas Orban. Il est corrompu. » Peau burinée. Sandales et chaussettes. Solide. « On évite de parler de politique, parce que les divisions entre nous sont de plus en plus fortes. Et je vais vous dire, nous aussi on a peur d’Orban. » « Moi, lâche fièrement un homme à moustache dans la force de l’âge, je n’ai pas peur de lui. J’ai une petite entreprise de ménage. Le problème, c’est que si tu n’as pas de contact avec le Fidesz, tu n’as aucun contrat. Contrairement à ce que vous pensez, ici on ne vote pas vraiment Orban. Ce sont les Hongrois de l’extérieur qui votent pour lui. Ceux de Roumanie, qui viennent en bus ici voter pour lui. »
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On reprend la route dans la puszta. L’horizon s’étire à l’infini. Pas une colline, la terre est arasée sur des dizaines de kilomètres. Soudain, une ferme. Deux hommes abrutis de chaleur s’occupent d’une centaine de moutons. Des « Hongrois de l’extérieur ». En 1920, quand le traité de Trianon a démantelé la Hongrie, un tiers de sa population s’est retrouvé hors de ses nouvelles frontières. Orban a rendu la nationalité à ces Hongrois du dehors. Lajos Szabo est de ceux-là. Il a 45 ans. Torse nu, des brins de paille sur les joues, les sourcils froncés, il est Sicule (Hongrois de Transylvanie), né en Roumanie, venu travailler ici voilà deux ans pour doubler son salaire, à peine 300 euros : « Orban aide les enfants des minorités hongroises, il donne de l’argent à nos familles. Alors, forcément, on vote pour lui », concède-t-il. Les agneaux bêlent, on parle homosexualité : « Je ne m’intéresse pas à tout ça. J’ai jamais rencontré de gay, je sais juste que ça existe. Chacun fait ce qu’il veut. Moi, je ne m’en fais pas ; mon fils serait homosexuel, ça serait toujours mon fils. »
On désespérait de trouver un vrai supporteur d’Orban dans son propre fief, et puis on est enfin tombé sur Mezo Gyula, le maire du village de Gaborjan, 894 âmes. Un type balèze dans un tee-shirt Lacoste, ancien boucher, un des rares maires roms de Hongrie : « Si on vous a dit du mal d’Orban, c’est qu’on vous a menti », sourit-il. Les contre-allées sont tondues ; la mairie, fraîchement repeinte. « C’est grâce aux subventions de l’État qu’on a pu retaper le village. » Mezo Gyula nous fait visiter sa commune. Une quarantaine de travailleurs profitent des travaux d’intérêt général mis en place par le Fidesz pour donner des petits boulots aux chômeurs. Dans la plus pure tradition magyare, ils tissent des tapis avec des métiers ancestraux. Voilà comment on incite à voter Fidesz… Mezo Gyula nous emmène voir son ami Shandor Micskai, un agriculteur qu’il connaît depuis vingt ans, 2 mètres de haut, large comme une citerne, lui aussi électeur d’Orban. La ferme est immense, propre, carrée. Des brebis, des porcs, des vaches, 500 hectares de terre. « Sans l’Europe, reconnaît Shandor, je ne pourrais pas tenir. C’est jusqu’à 20 % de mon budget. Tout ça m’inquiète. Je crois qu’Orban ne sait pas où sont les limites, il les cherche et j’espère qu’ils vont finir par s’entendre avec l’UE. »
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Au grand dam de son ami, Shandor pense que la loi sur l’homosexualité est ridicule : « Orban mélange homosexualité et pédophilie, et il attaque les migrants pour gagner les élections. C’est grotesque. » Mezo Gyula se renfrogne : « Les migrants musulmans n’acceptent pas notre mode de vie. Et moi, je ne veux pas qu’on parle d’homosexualité à mon fils à l’école ! » Shandor soupire : « Les migrants, ils ne font que traverser. Tout le monde se barre de Hongrie ! Quant à ceux qui n’acceptent pas les gays, ce sont les mêmes qui n’acceptent pas les Roms, je te signale. » L’agriculteur avoue qu’il votera quand même Fidesz en 2022, parce que la coalition d’opposition est trop hétéroclite. Puis il laisse le mot de la fin à son ami : « Tout ce que j’ai fait en tant que maire pour aider les gens, c’est grâce aux subventions d’Orban. J’ai changé les lits de l’école maternelle qui étaient plus vieux que moi. C’est ce dont je suis le plus fier. » Il lâche ce qu’il pense être une plaisanterie : « Et puis, grâce à Orban, enfin, l’Europe ne nous regarde plus de haut. » 
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