"Il y a en France un peuple qui en remplace un autre dans d’innombrables endroits, qui tiers-mondise le pays avec une civilisation différente, une civilisation islamique qui n’a pas les mêmes valeurs que la civilisation européenne." Depuis son entrée en campagne, le polémiste Eric Zemmour multiplie les références au grand remplacement, une théorie sulfureuse, popularisée au milieu des années 2010 par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, qui décrit un processus de substitution de la population française "de souche" par une population étrangère venue principalement d’Afrique subsaharienne et du Maghreb.
Largement condamnée par les démographes, cette vision est aussi mise à mal par les statistiques. En 2018, le nombre d’immigrés en France s’établissait à 6,5 millions de personnes selon l’Insee, soit à peine 10 % de la population française. Loin du "remplacement" tant redouté, ce chiffre place l’Hexagone dans la moyenne européenne, et même en deçà de l’Allemagne, de l’Espagne, du Royaume-Uni ou de la Suède, selon l’agence statistique européenne Eurostat. Et parmi ces 6,5 millions d’immigrés, seule une petite moitié (46,1 %, dont 29,3 % venus du Maghreb) était d’origine africaine en 2018, soit 3 millions d’individus, contre 33,5 % venus d’Europe, 14,5 % d’Asie et 6 % d’Amérique et d’Océanie (voir graphique ci-dessous).
Comment expliquer, dès lors, que la part des immigrés dans la population française – et notamment celle issue du continent africain – est largement surestimée par l’opinion publique ? En 2018, une étude conduite par les chercheurs du National Bureau of Economic Research, aux Etats-Unis, montrait que les Français estimaient en moyenne à 22 % la part d’immigrés sur le territoire hexagonal. Plus du double de leur proportion réelle ! Pour expliquer ce phénomène, il y a le fait que la France est un vieux pays d’immigration, avec un stock important de population immigrée et de deuxième génération d’immigrés. En 2017, la proportion de résidents immigrés additionnée aux enfants d’immigrés s’établissait selon l’OCDE à 27 % de la population française (21 % en retenant la définition du Haut Conseil à l’intégration). Soit plus d’un habitant sur quatre.
Un chiffre important qui fait de la France l’un des pays "où la proportion de descendants d’immigrés dans la population résidente est parmi les plus élevées d’Europe", rappelait en 2012 l’Insee. Mais qu’il convient de relativiser : "Ce chiffre inclut aussi les Européens et les Asiatiques", pointe Jean-Christophe Dumont, expert à l’OCDE. Les esprits les plus malicieux feraient remarquer qu’Eric Zemmour, en tant que descendant d’immigrés algériens, appartient également à cette catégorie. Bien qu’issus d’une famille de juifs naturalisés français par le décret Crémieux (1870), ses parents sont en effet comptabilisés en tant qu’immigrés par l’OCDE, car nés à l’étranger. Surtout, l’Hexagone est loin du Luxembourg (plus de 60 % de la population issue de l’immigration), l’Australie, la Suisse ou la Nouvelle-Zélande (plus de 40 %).
Un explosion des flux migratoires
L’autre explication, c’est l’explosion des flux migratoires. Ils ont presque doublé en vingt ans, passant pour la France de 137.900 entrées annuelles en 2001 à 255.000 en 2018. Une tendance qui s’est toutefois stabilisée autour de 250.000 arrivées ces dernières années et à laquelle il convient de retrancher les départs. Exemple : en 2017, 261.000 immigrés sont entrés en France et 63.000 en sont ressortis, établissant le solde migratoire "net" à + 198.000 personnes. Loin des calculs sur lesquels se fonde Eric Zemmour (+ 400.000 par an) pour aboutir à 2 millions d’immigrés supplémentaires lors du quinquennat. Même s’il faudrait aussi tenir compte de l’immigration illégale, difficilement chiffrable, si ce n’est par le biais du nombre de bénéficiaires de l’Aide médicale d’Etat (AME), soit, en 2019, un "stock" de 335.483 personnes.
Surtout, la France est relativement épargnée par rapport à ses voisins. C’est le paradoxe français : alors que l’Hexagone est un vieux pays d’immigration, davantage que tout autre en Europe, les flux migratoires entrants y sont maintenant plus modérés qu’ailleurs. Avec 255.000 immigrés en 2018 (0,4 % de sa population), la France figure parmi les pays où les flux de migration sont limités. A titre de comparaison, l’Allemagne a accueilli, en 2018, 740.729 immigrés soit 1,08 % de sa population, la Suède 111.987 immigrés soit 1,29 % de sa population et l’Espagne 559.590 immigrés soit 1,37 % de sa population. Et les flux originaires d’Afrique vers la France régressent : 36,8 % des individus arrivés en 2017, contre 35 % venus d’Europe.
Ségrégation territoriale
Reste la répartition des immigrés sur le territoire. Depuis plusieurs semaines, les soutiens d’Eric Zemmour relaient une étude de France Stratégie sur la ségrégation territoriale pour accréditer l’idée que dans certaines villes "comme Limoges ou Rennes" des quartiers entiers sont devenus des "coupe-gorge". En réalité, l’étude de France Stratégie ne dit pas ce que les zemmouriens veulent y voir. Le niveau de ségrégation territoriale est en diminution en France pour les personnes issues de l’immigration : il est passé de 36 % à 33 % en moyenne pour les 25-54 ans immigrés d’origine extra-européenne, et de 41 % à 38 % pour les moins de 18 ans vivant avec au moins un parent immigré extra-européen. En clair, les populations d’origine immigrées sont mieux réparties. Mais persistent des poches de concentration, en raison notamment de la hausse de la population d’origine extra-européenne. "Ce qui pose problème, ce n’est pas le nombre total d’immigrés, qui est inférieur à celui de nos voisins, mais leur distribution sur le territoire, pointe Jean-Christophe Dumont, de l’OCDE. Regrouper des gens qui ont des problèmes peut parfois générer des externalités négatives." Une question d’aménagement du territoire.