"Emmerder les non-vaccinés": un linguiste explique l'art des "petites phrases"

Challenges - Par quel processus une déclaration d’un politique va devenir une “petite phrase”?

Damien Deias - Une "petite phrase", c’est une construction entre les journalistes et le politique, c’est un jeu. Au départ, c’est un énoncé du politique qui est détaché par les journalistes, qui peuvent parfois le modifier légèrement pour mieux l’isoler. Ici, par exemple, beaucoup de titres d’articles n’ont mis en exergue que le mot “emmerder”. Mais il est évident que beaucoup de "petites phrases" sont aussi intentionnelles de la part des politiques, qui connaissent la puissance de cesystème. Ici, la séquence qui amène à la fameuse phrase commence par “moi”: "Moi, je ne suispas là pour emmerder les Français". C’est un système pour dire qu’elle commence ici, cela place ses bornes.

Pour qu’une phrase se détache, il y a plusieurs facteurs. Il faut qu’elle soit brève, avec une structure prégnante. Elle doit rester efficace, même décontextualisée. Parfois, elle doit être en position saillante dans le discours du politique, par exemple à la fin d’un discours - mais ce n'est pas le cas ici. Évidemment, il faut que la thématique soit en relation avec un enjeu essentiel, et un conflit de valeur: ici, la vaccination. Enfin, et c’estle plus important, ça doit toucher à la manière d’être du politique, l’image qu’il donne de lui-même, son ethos. C'est sa représentation publique qui est en jeu.

Damien Deias.

Entre le “Casse-toi pauvre con” de Nicolas Sarkozy ou le “pognon de dingue” d’Emmanuel Macron, le caractère familier des tournures est-il aussi un élément constitutif des “petites phrases”?

On entend beaucoup l’expression “Un Président ne devrait pas dire ça”, reprenant le titre du livre de Davet et Lhomme, qui est devenu lui-même une "petite phrase". J’aurais plutôt envie de dire: "Un Président ne devrait pas dire ça ici". Car on imagine bien qu’en off, Emmanuel Macron n’a pas toujours les mêmes discours qu’en public. Or ici, il utilise la forme du discours privé, familier, off, mais dans un cadre public. Il l’avait en effet déjà fait pour le “pognon de dingue”. On perd la mise en scène de la parole officielle. C’est ce que j’appelle la confusion des scènes. On a l’impression qu’il est en famille, pas en représentation publique.

Cette technique n’est plus l’apanage des populistes, comme Trump ou Bolsonaro. Le clivage entre les populistes et les autres est transcendé.C’est une forme de nouvelle mouture du parler-vrai. Le discours authentique devient celui que l’on devrait tenir hors média, mais qui se retrouve dans les médias.

Quand Emmanuel Macron dit “Qu’ils viennent me chercher”, ou parle de “ceux qui ne sont rien” et des “non-vaccinés”, à chaque fois il pointe une partie de la population. C’est aussi cela qui fait que les phrases marquent?

C'est la manière dont Emmanuel Macron désigne les gens qui est en jeu. Il avait parlé de “Jojo avec son gilet jaune”. En pleine crise politique, c’est une manière de dénommer qui n’apaise pas. La manière de désigner l’autre est très importante. Parfois, on peut se permettre une certaine familiarité, parfois ça choque.

Ici, il y a une confusion sur la manière de nommer les personnes. On ne sait plus s’il parle des non-vaccinés, des "antivax", s’il s’attaque àla non-adhésion au vaccin ou à celle à la politique vaccinale. Résultat: il y a plein de gens qui sont favorables au pass vaccinal, mais qui sont quand même choqués par cette phrase. La langue ne sert pas uniquement à décrire le monde, elle sert à agir dessus, et là, elle a un impact sur les gens.

“Ce n’est pas une petite phrase, c’est un raisonnement”,a affirmé un proche du président de la République. Comment comprenez-vous cette affirmation?

L’étiquette “petite phrase”, on essaie toujours de s’en débarrasser. La “petite phrase”, telle qu’on se la représente, n’est pas faite pour faire réfléchir, mais pour faire le buzz. Alors, on cherche une filiation glorieuse. Les membres de la majorité ne cessent de rappeler la référence àla phrase de Pompidou : "Il faut arrêter d'emmerder les Français." Mais les deux phrases n'ont rien à voir!

Emmanuel Macron n’avait-il pas arrêté un temps d’employer ces tournures clivantes?

Les débuts de la crise du Covid-19 ont été une séquence politique très particulière. Les petites phrases provocantes ont été mises en suspens. Avec le “Nous sommes en guerre”, on était de retour à une parole solennelle. Ici, les propos du Président rappellent linguistiquement la séquence des gilets jaunes.

Et il y a le contexte de campagne présidentielle.Imposer ses thèmes de campagne peut passer par des "petites phrases". Ce qui est étonnant, c’est que la stratégie des “petites phrases” est souvent celle des challengers, pour occuper l’espace. Lui, il a déjà l’accès aux médias. L’intérêt d’une telle démarche est plus limité.

Le phénomène des “petites phrases” s'est-il développédurant le quinquennat d’Emmanuel Macron?

Il en a fait beaucoup, c’est sûr, mais la tendance est plus profonde. J’ai relevé dans le cadre de mes recherches les occurrences du terme “petite phrase” dans le journal Sud-Ouest. L’expression émerge vers les années 1968-1970. Et après, elle se développe de manière exponentielle. Il y a plusieurs raisons à ça: le développement des talk-shows, avec la mise en valeur des clashs. Le format de la presse aussi a évolué, avec des présentations plus aérées qui ont ainsi permis de mettre plus facilement en exergue des formules chocs. Enfin,les discours numériques ont émergé. Sur Twitter ou les autres réseaux, ces phrases sont reprises et tournent en boucle. Fait notable, ce terme unique de “petite phrase” n’existe qu’en France.

Cette évolution tire-t-elle le débat politique vers le bas?

Je ne pense pas qu’il y ait un appauvrissement aussi fort que certains essaient de faire croire. Les “petites phrases” ne sont certes pas nécessairement l’outil le plus intéressant pour la citoyenneté, mais quand on regarde plus sérieusement dans les discours passés, y compris ceux de la Révolution française, il y a toujours eu des bouts de discours qui étaient faits pour être détachés.