Le 24 janvier 2020, le terme Covid-19 n'existait même pas. C'est à cette date, il y a deux ans, que les trois premiers patients porteurs de la maladie ont été identifiés en France. Depuis, le monde a beaucoup appris sur le Sars-CoV-2, sa létalité, comment il se propage, les façons de s'en protéger. Surtout, le virus n'a pas cessé de surprendre et d'évoluer. Confrontés à deux variants aux profils très différents, Omicron et Delta, soumis à des règles changeantes et débattues, armés de vaccins dont l'efficacité comporte des inconnues, les Français ont de quoi être un peu perdus.
Et les spécialistes ? Depuis deux ans, nous sommes également suspendus aux déclarations des médecins, virologues, infectiologues, épidémiologistes, dans l'espoir de combler nos interrogations. Mais eux aussi sont parfois en quête de réponses. Franceinfo a voulu savoir quelles étaient les questions qu'ils gardaient en tête, parfois depuis le début de la pandémie, et qui leur semblaient importantes pour savoir de quoi demain sera fait. Dix experts ont accepté de nous répondre, évoquant des questions très concrètes, parfois plus philosophiques, sur le virus, les vaccins ou encore sur leur impact sur la société.
1Comment des variants porteurs d'autant de mutations émergent-ils ?
Mylène Ogliastro est virologue, vice-présidente de la Société française de virologie et directrice d'un département de l'Inrae.
"Au début de la pandémie, on observait un niveau assez faible de mutations, environ deux par mois, sans que cela change beaucoup les propriétés du virus. C'est comme cela qu'évoluent la grippe ou le rhume d'une année sur l'autre. Puis le variant Alpha a explosé, et on a très vite vu que l'on n'était plus du tout dans le même registre. Et on a aujourd'hui des variants du virus qui ont émergé indépendamment, dont on ne peut pas retracer l'ancêtre commun.
On suppose le type de contexte propice à leur émergence : des personnes immunodéprimées ou qui ont contracté des formes de Covid long, qui n'arrivent pas à contrôler l'infection et chez qui se crée une énorme diversité de mutations du virus. Ces virus mutés vont contaminer d'autres personnes, et ceux qui échappent le mieux au système immunitaire vont émerger. Mais tout cela reste une hypothèse. Les mécanismes de l'évolution sont communs à tous les êtres vivants, mais il y a des clés qu'on n'a pas encore. Ce qui pose question pour la suite de la pandémie. Car aujourd'hui, quand j'entends qu'Omicron est peut-être le dernier variant, je préfère rester plus prudente."
2Les mutations possibles du virus sont-elles limitées ou infinies ?
Marie-Paule Kieny est virologue, spécialiste des vaccins et de la santé publique. Directrice de recherche à l'Inserm, ancienne directrice générale adjointe de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), elle fait partie du Conseil d'orientation de la stratégie vaccinale contre le Covid-19.
"Nous voyons que le virus Sars-CoV-2 évolue et que des variants apparaissent qui sont plus ou moins neutralisés par les anticorps induits par une infection précédente ou par la vaccination. Nous ne savons pas encore si le répertoire de ces mutations va rester limité, afin de préserver une structure fonctionnelle de la protéine Spike, ou si l'univers des mutations possibles est quasi illimité (comme pour le VIH). Dans le premier cas, on devrait arriver assez rapidement à une immunité de population qui permettra de contrôler un virus devenu endémique. Dans le second, on pourrait continuer à avoir des vagues épidémiques plus ou moins importantes."
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3Va-t-on voir coexister durablement des variants virulents et des variants plus bénins ?
Samuel Alizon est un spécialiste de la modélisation des maladies infectieuses et de leur évolution, directeur de recherche au CNRS et à l'Institut de recherche pour le développement.
"Comment évolue la virulence du Sars-CoV-2 chez l'homme ? Globalement, la létalité des infections a diminué grâce à la vaccination. Jusque-là, on a vu émerger des variants plus contagieux et plus virulents, Alpha ou Delta. Omicron semble moins virulent que Delta tout en étant un peu plus contagieux. Est-on en train d'assister à une divergence au sein des Sars-CoV-2, avec d'un côté ces variants virulents qui exploitent les voies respiratoires basses – ce qu'on voit pour le moment – et, de l'autre, des variants moins virulents exploitant les voies respiratoires hautes, dont Omicron serait un précurseur encore très virulent ? Et va-t-on observer une coexistence ?"
4Ce virus peut-il avoir le même niveau de contagiosité que la grippe aviaire, et provoquer des maladies aussi graves que le Sras ?
Denis Malvy est infectiologue, chef du service des maladies infectieuses et tropicales au CHU de Bordeaux, et membre du Conseil scientifique.
"Cette question, c'est celle que je me suis posée le 24 janvier 2020 en recevant un des tout premiers patients atteints par ce qu'on appellera plus tard le Covid-19. Et c'est la question que j'avais posée quelques mois plus tôt dans un article scientifique, où j'évoquais la préparation à la prochaine pandémie. J'écrivais que le pire scénario serait celui d'un virus contagieux comme celui de la grippe aviaire, transmis par les voies aériennes et pas simplement par contact, et avec la pathogénicité [la capacité à entraîner des formes graves] du Sars-CoV-1, qui provoquait le Sras. Je me suis posé cette question en tant que blouse blanche, depuis le lit du patient. Car, emboîtée dans cette question, se posait celle de la prise en charge à déployer.
Quand je formule la question aujourd'hui, je ne le fais pas de la même manière et je peux y répondre beaucoup plus vite, au moins en posant plusieurs hypothèses : pour Omicron, le niveau de contagion est très important, et la pathogénicité moindre que celle de Delta, avec un vaccin qui rend encore énormément de services. Mais à chaque nouveau variant qui pointe son nez, on se pose cette question. Si j'arrêtais de me la poser, je serais un imposteur, car je ne suis ni devin ni prophète. Et je me résous à conserver intacte la même question face aux patients de l'épidémie suivante."
5Pourquoi n'a-t-on pas un test pour identifier qui a un risque très élevé de forme grave ?
Djillali Annane est médecin réanimateur et dirige le service de réanimation de l'hôpital Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine).
"L'identification précoce des personnes qui vont faire une forme sévère du Covid-19 est le domaine où l'on doit faire des progrès. On connaît des facteurs de risque : l'obésité, l'hypertension… Mais toujours pas la signature génétique qui permettrait de dire, après contamination, qu'une personne donnée a vraiment un risque très élevé de développer une forme sévère. Pas génétique au sens de facteurs héréditaires, mais au sens moléculaire : cela peut être lié à l'environnement, à l'hygiène de vie, aux traitements que l'on prend. Le savoir permettrait de renforcer le suivi vaccinal, de personnaliser et améliorer la prise en charge, d'administrer certains traitements qu'on ne donne aujourd'hui que lorsque la maladie s'est aggravée.
On a des données sur des centaines de milliers de personnes qui ont fait des formes sévères, des échantillons. Mais il faudrait un effort collectif pour les mettre en commun et identifier ces signatures génétiques. Puis en tirer un test de diagnostic rapide qui vous dirait, dès la contamination ou même avant, 'Attention, vous risquez de faire une forme très grave voire mortelle'. Ce n'est pas de la science-fiction, on a les outils. Ce qui manque, ce sont les moyens et la volonté politique. Je participe à un groupe de travail de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et cela ne se met pas en place à cause de rivalités, d'égoïsme nationaliste, des barrières réglementaires…"
6Quelle est la durée et l'étendue de la protection apportée par l'immunité post-vaccinale ?
Arnaud Fontanet est médecin épidémiologiste, chercheur à l'Institut Pasteur où il dirige l'unité de recherche d'épidémiologie des maladies émergentes, et titulaire de la chaire "Santé publique" du Collège de France. Il est membre du Conseil scientifique.
"C'est une question importante, car en dépendra la transition espérée vers une épidémie saisonnière de rhumes et d'angines, avec peu de formes pulmonaires graves, et donc sans débordement des capacités hospitalières. Il est maintenant acquis que les anticorps circulants ne protègent pas contre l'infection quand leur concentration baisse dans le sang à distance de la vaccination. A fortiori face à des variants présentant des mutations sur la protéine ciblée par les vaccins. Mais qu'en est-il des lymphocytes T, dont les cibles sont plus étendues et moins dépendantes des mutations du virus [il est donc plus difficile pour un variant de leur échapper] ? Et de la production locale d'anticorps dans les poumons, qui peut agir de façon retardée, et dont le rôle pourrait être déterminant dans la protection contre les formes graves de la maladie ? Les réponses que nous avons sur la durée et l'étendue de ces autres formes de protection sont partielles, pour une question fondamentale."
7Le saut technologique impulsé par la pandémie va-t-il nous permettre d'améliorer encore les vaccins ?
Anne-Claude Crémieux est médecin infectiologue à l'hôpital Saint-Louis à Paris, et professeure en maladies infectieuses à l'Université de Paris.
"L'importance de la crise a poussé les gouvernements à investir massivement et à fluidifier le parcours de mise à disposition des vaccins. Cela nous a fait faire un saut technologique incontestable et impressionnant. On l'a vu, la recherche existait déjà, mais elle était rangée dans les cartons. La technologie du vaccin contre la grippe, par exemple, n'a presque pas changé depuis 1945.
Mais aujourd'hui, on commence à voir les faiblesses des vaccins contre le Covid-19, surtout la diminution de la protection avec le temps, que l'on n'attendait pas tant que ça. A cela, il faut ajouter des variants comme Omicron qui réduisent leur efficacité. L'ouverture de la société, aussi, est plus importante qu'au moment où les vaccins ont été testés. La pression et les moyens financiers inédits qui vont continuer à être alloués vont-ils nous permettre de poursuivre la révolution vaccinale ? On aimerait retrouver la protection élevée contre les infections que l'on avait admirée au départ avec les vaccins ARNm, et allonger la durée de cette protection. La marge d'amélioration des vaccins détermine toutes les autres questions sur la manière dont évoluera cette épidémie."
8Pourquoi les enfants sont-ils au cœur d'autant de débats sur la pandémie ?
Christèle Gras Le Guen est pédiatre, présidente de la Société française de pédiatrie et cheffe du service de pédiatrie du CHU de Nantes.
"C'est une question que je partage avec de très nombreux collègues pédiatres : pourquoi l'enfant a-t-il été placé au milieu d'autant de discussions et de polémiques lors d'une pandémie qui affecte si peu sa santé ? On savait dès le début, et on le confirme aujourd'hui, que ce virus affecte moins les enfants, les rend moins malades, qu'ils sont probablement moins contagieux même si on a vu une évolution… Cela aurait pu faire que l'enfant soit hors de propos dans cette pandémie.
Au contraire, alors qu'il est compliqué de convaincre les adultes de se vacciner contre leur volonté, il a été facile d'imposer aux enfants des mesures dont on sait qu'ils ne pourront pas les refuser, comme le port du masque. Ce sont aussi les premiers qu'on va stigmatiser et présenter comme un danger potentiel. On a vu des épidémiologistes brillants prendre des postures peu scientifiques et d'une virulence extraordinaire pour demander de fermer les écoles et d'enfermer les enfants chez eux, tandis que nous, pédiatres, sommes bien placés pour voir qu'ils sont très peu malades, pas ou peu contagieux, et pour la plupart contaminés auprès de leurs proches adultes non vaccinés. Ne serait-ce pas le reflet de la place donnée à l'enfant dans la société ? Il est à la fois l'objet de beaucoup d'inquiétude et de beaucoup d'idées reçues, et souvent traité comme une variable d'ajustement."
9Pourquoi ne pas avoir tiré les leçons de quarante années de lutte contre le sida ?
Gilles Pialoux est médecin infectiologue et chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Tenon à Paris, vice-président de la Société française de lutte contre le sida et professeur à Sorbonne Université.
"Il y a des leçons élémentaires que nous n'avons pas tirées. Par exemple, le fait que le dépistage est aussi un outil de prévention, car une personne qui se sait contaminée n'a pas le même comportement que celle qui l'ignore. Ou que l'ouverture des structures d'expertise et de décision aux sciences non biomédicales (éthique, épistémologie…) a été une des avancées majeures dans la lutte contre le sida. Tout comme l'efficacité de la prévention combinée, alors que le discours du politique a sans cesse été de substituer un outil à l'autre : le vaccin aux gestes barrières, le pass au dépistage… Et que dire de la nécessité d'une gouvernance politique supranationale, d'une redistribution équitable des vaccins et de l'ouverture des brevets comme pour le sida ? Sans cela, l'émergence de variants d'échappement encore plus efficaces que Delta ou Omicron imposera sans cesse de rebattre les cartes de la vaccination au niveau international. Pourquoi répéter les mêmes erreurs que celles ayant eu cours après la découverte d'une trithérapie contre le sida, au nom d'un "nationalisme sanitaire" désuet et mortifère ? Enfin, pourquoi ne pas avoir attribué une place, une parole, aux associations de malades à risques, aux familles endeuillées, aux patients devenus experts et plus globalement à la démocratie sanitaire, l'un des acquis de la lutte contre le VIH ?"
10Quelles vont être les séquelles de cette pandémie sur l'hôpital et la société ?
Jean-Michel Constantin est médecin réanimateur, chef du service anesthésie-réanimation de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, et secrétaire général de la Société française d'anesthésie et de réanimation.
"La question qui me hante le plus, c'est combien de temps cette pandémie va encore durer, et quel va en être l'impact sur un plan sociétal. Chaque fois qu'on pense qu'on arrive au bout, elle repart. Comment l'hôpital va-t-il s'en sortir ? Il tient, mais j'ai l'impression que c'est un baroud d'honneur et que derrière, tout va s'effondrer. Les chirurgiens sont empêchés d'opérer, certains fichent le camp dans le privé et les patients les suivent, les infirmiers se demandent si ça vaut le coup de continuer. On n'a pas fini de faire les comptes, du bilan des déprogrammations notamment. On est toujours dedans, et je trouve qu'on ne se rend pas vraiment compte de la lessiveuse dans laquelle on est pris. D'un côté, deux ans, ce n'est rien dans une vie, mais de l'autre, j'ai du mal à avoir des souvenirs professionnels d'avant la pandémie. Beaucoup de collègues n'ont pas d'espace pour essayer de réfléchir à ce qui s'est passé, prendre du recul. Il faudra qu'on fasse appel à des gens pour aider nos équipes, discuter et construire ensemble la suite.
Mon questionnement dépasse le domaine médical. Après avoir vécu sous contrainte, dans une société aussi clivée (même si je pense que 90% des gens sont du même côté), comment va-t-on vivre après ? Va-t-on fuir les grandes villes, comme le pense le sociologue Jean Viard ? Quelle confiance aura-t-on envers les politiques ? Il va y avoir un vrai travail sociétal à mener, et cela me semble être un enjeu de la présidentielle dont on parle peu."